Les savonnettes de Bologne : le « made in France » d’inspiration italienne

Au XVIIe siècle, la savonnette de Bologne, source d’un commerce florissant pour les parfumeurs qui les proposent à leur clientèle, est très utilisée par les barbiers. D’abord de qualité italienne, cette « petite boule de savon » a évolué pour devenir un produit de luxe, synonyme d’excellence française.

Contrairement aux idées reçues, l’hygiène n’est pas absente de la société de l’Ancien Régime. Au XVIIe siècle, si la toilette sèche a les faveurs des contemporains y compris du monde médical, l’eau n’en est pourtant pas totalement exclue1Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Éditions du Seuil, 1985.. Elle est réservée à des actes bien particuliers, pour se laver les mains et le visage. Pour cela, on utilise les savonnettes.

Cette « petite boule de savon préparé pour faire la barbe, & laver le visage & les mains »2Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, A. et R. Leers, 1690. est alors très prisée, notamment pour le rasage qui représente l’usage principal de cet accessoire de toilette. Déjà utilisé sous l’Antiquité pour le rasage, le savon était réservé jusqu’alors à une riche clientèle. A partir du XVIe siècle, son prix le rend accessible à un plus grand nombre. L’estampe ci-dessous illustre un gentilhomme du temps de Louis XIII qui se fait tailler la moustache par son barbier. Sur la droite de l’image, à côté de l’assistant, une petite table permet de disposer les ustensiles nécessaires. On distingue au premier plan une savonnette qui repose à côté de sa boîte. Les barbiers en utilisent mais n’ont pas l’autorisation légale d’en vendre, le commerce de ces produits étant réservé aux parfumeurs qui se sont battus juridiquement pour en obtenir le monopole3Recueil des édits, déclarations, sentences et arrests concernant & en faveur de la communauté des maîtres & marchands gantiers-poudriers-parfumeurs de la ville, fauxbourgs & banlieue de Paris, veuve Grou, 1748..

Abraham Bosse, Le Barbier (détail), 1635, estampe, bibliothèque municipale de Lyon, n°F17BOS004379.

Des manuels à l’usage des barbiers indiquent les gestes à suivre pour utiliser ces produits qui font office de mousse à raser. Le professionnel humecte la barbe de son client et frotte avec quelques coups de savonnette trempée dans de l’eau tiède pour faire apparaître de la mousse qui facilite le rasage4Jean-Jacques Perret, L’art du barbier, et la manière de se raser soi-même, et de connoitre les instruments, chez la Nouvelle société typographique, 1791.. Les savonnettes sont aussi destinées au confort des mains, pour leur apporter propreté et douceur de la peau.

Le goût pour les parfums se retrouve dans la multiplicité des produits proposés à la clientèle par les parfumeurs. Les savonnettes n’échappent pas à cette mode et sont parfumées à l’aide de diverses matières odorantes. Dans son traité publié en 16935Simon Barbe, Le parfumeur françois qui enseigne toutes les manières de tirer les odeurs des fleurs et à faire toutes sortes de compositions de parfums, 1693., le parfumeur Simon Barbe présente deux recettes principales pour des savonnettes au citron et à l’orange.

Luis Eugenio Mélendez, Nature morte aux oranges, vers 1760-1765, huile sur toile, Kimbell Museum.
© Kimbell Museum, Fort Worth, Texas, Dist. RMN-Grand Palais / image Kimbell Museum

Des variantes sont ajoutées avec le recours au néroli, à l’eau de rose et à l’eau d’ange6L’eau d’ange se compose de nombreuses matières premières dont les principales sont le benjoin, l’iris, la rose, le storax et l’ambre gris.. D’autres recettes mêlent tout à la fois de la civette, du baume du Pérou, de la teinture d’ambre gris et des essences de cannelle et de girofle. Un siècle plus tard en 1801, le parfumeur Jean-Louis Fargeon présente aussi dans son traité plusieurs recettes de savonnettes7Jean-Louis Fargeon, L’art du parfumeur ou traité complet de la préparation des parfums…, Delalain fils, 1801.. On retrouve les modèles parfumés à l’orange ou au citron ainsi que des variantes similaires. La comparaison des recettes montre que Fargeon s’est très largement inspiré des compositions de Barbe et les a même recopiées en grande partie, ce qui suppose que l’offre de produits a peu évolué, les odeurs hespéridées étant les plus courantes. Le duc de Penthièvre, un des hommes les plus riches du royaume de France au XVIIIe siècle, raffole des savonnettes à la bergamote8Journal des dépenses de la garde-robe du duc de Penthièvre, 1738-1745 et 1755-1768, conservé aux Archives nationales de Paris.. Les parfumeurs fabriquent aussi des savonnettes marbrées, à partir de différents savons colorés et parfumés.

Le succès des savonnettes parfumées suscite de nombreuses contrefaçons. Certains artisans mal intentionnés parfument en surface la savonnette après sa mise en forme. Dès la première utilisation, le parfum disparaît alors, révélant la supercherie9Jacques Lacombe, « Art du parfumeur », dans Encyclopédie méthodique, Arts et métiers mécaniques, Panckoucke, 1789..

Ce sont les savonnettes dites de Bologne qui sont alors les plus réputées en raison de la qualité de leurs parfums. Au XVIIe siècle, elles proviennent effectivement de cette ville italienne et sont importées en France pour répondre à la demande de la clientèle. Mais au cours du règne de Louis XIV, les parfumeurs français innovent en développant leur propre savoir-faire.

Cette évolution est plus particulièrement due à un artisan parisien, le marchand Bailly, qui propose à Paris, dans la rue du Petit lion – aujourd’hui rue Tiquetonne – des savonnettes qui connaissent un grand succès, et sont copiées par les parfumeurs de la capitale. Selon lui, la supériorité de ses produits viendrait du fait qu’il n’utilise pas du savon blanc de Marseille ou de Toulon, comme ce qui se pratiquait habituellement, mais une crème de savon de sa propre invention. Cette technique apporte à la savonnette davantage de douceur et de légèreté10Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, chez les Jansons, 1726-1732.. Ces nouvelles savonnettes sont si appréciées qu’elles sont envoyées dans toute la France, à Bordeaux, Lyon et Montpellier, ainsi qu’à l’étranger, en Italie, Portugal, Espagne, Angleterre, Allemagne et jusqu’aux Indes orientales. Grâce à Bailly, qui a transmis sa technique à son fils, les savonnettes françaises supplantent les savonnettes italiennes. Bailly « possède seul le secret de faire des savonnettes légères de pure crème de savon, qui durent plus que les lourdes, & ne se mettent point en poussière ou en bouillie dans le bassin »11Mercure de France, numéro de janvier 1762..

Ainsi, dès la fin du règne de Louis XIV, les savonnettes de fabrication française dépassent en qualité celles de Bologne, si bien que les importations de ces dernières diminuent12Simon Barbe, Le parfumeur françois qui enseigne toutes les manières de tirer les odeurs des fleurs et à faire toutes sortes de compositions de parfums, 1693.. Mais l’appellation « savonnette de Bologne » est toutefois conservée, puisqu’elle reste un argument marketing.

Ces savonnettes sont des produits qui coûtent cher. Une savonnette se vend en moyenne 30 sols au XVIIIe siècle13A titre d’exemple, voir le Journal des dépenses de la garde-robe du duc de Penthièvre, 1738-1745 et 1755-1768, conservé aux Archives nationales de Paris., soit l’équivalent du salaire quotidien d’un journalier14Marie-Agnès Dequidt, Horlogers des Lumières : temps et société à Paris au XVIIIe siècle, CTHS, 2014..

Manufacture de Sèvres, Boîte à savonnette de forme sphérique, 1770. © RMN-Grand Palais (Sèvres – Manufacture et musée nationaux) / Jean-Gilles Berizzi.

Pour apporter à ce produit un caractère davantage luxueux, les artisans créent des boîtes spécifiques. Elles sont fabriquées à partir de matériaux précieux tels que la porcelaine ou l’argent et vendues par les orfèvres et les merciers à une clientèle fortunée.

François Joubert, Boule à savon, 1765-1766. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi.

Cette évolution est à l’image du développement de la parfumerie française qui surpasse celle de l’Italie à cette même époque. Auparavant, les produits italiens faisaient référence et étaient exportés à l’étranger. Progressivement, la production française dépasse sa concurrente en qualité et en renommée, ce changement étant fondé sur plusieurs facteurs socio-culturels. La culture italienne a été apportée par Catherine de Médicis, dans la seconde moitié du XVIe siècle, puis par Marie de Médicis, au début du XVIIe siècle, et, plus largement, par nombre d’Italiens qui ont émigré dans leur sillage et qui œuvraient dans les domaines de l’artisanat de luxe et de l’art. Cette culture a été en partie assimilée par la France, pour être dépassée et détrônée. Au XVIIIe siècle, la parfumerie française s’impose sur la scène européenne. Les savonnettes de Bologne n’ont plus rien d’Italien en dehors de leur appellation. Si celle-ci demeure, elle ne renvoie plus à une réalité géographique mais davantage à une origine historique. Le rappel de la culture italienne fait écho à un imaginaire qui attire le consommateur, mais celui-ci se tourne désormais vers des produits de qualité française. Le « made in France » devient synonyme d’excellence et s’exporte à l’étranger pour répondre à la demande de la clientèle.

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Commentaires

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Très intéressant. J’aurais aimé connaître précisément ces deux recettes de savons. S’agit-il de saponification à froid? quelles huiles étaient utilisées?

Bologne est ma ville et je ne connaissais pas cette histoire . Merci!!

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