On néglige souvent la dimension olfactive des espaces construits, placés en Occident sous l’empire de la vision. Pourtant, nos narines nous aident autant à nous repérer dans notre environnement qu’à détecter l’ambiance des lieux. À l’occasion des Journées nationales de l’architecture ces 14, 15 et 16 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.
Invisibles, intangibles, presque ineffables et pourtant bien matérielles, les odeurs font partie de notre environnement naturel aussi bien que construit. Comme le souligne l’architecte Victor Fraigneau dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive (collectif, éd.Infolio, 2021), « une attention croissante se manifeste déjà envers des enjeux de pollution, de confort olfactif lié à l’environnement, et il apparaît maintenant une volonté sincère de reconnaître des qualités, des identités olfactives dans un espace donné ». Le potentiel des odeurs, le rapport bien particulier qu’elles instaurent entre l’individu et le monde, autant que les problématiques liées à la sensorialité olfactive trouvent leur place dans la pensée et la pratique architecturales, mais aussi dans de nombreuses autres disciplines qui touchent à la question du bâti, de l’habité et de l’espace : histoire, philosophie, géographie, urbanisme, sociologie, anthropologie, art contemporain, etc.
« L’expérience olfactive d’un lieu n’a rien de futile ou de superficiel, ajoute Victor Fraigneau. Par bien des aspects elle ouvre des réflexions qui vont au-delà des considérations esthétiques, pour toucher des enjeux éthiques, politiques, environnementaux. » La question de la relation des odeurs à l’espace construit – ce que l’historien de l’art Jim Drobnick nomme la « toposmie », du grec topos signifiant « lieu, endroit » et osmê, « odeur » – est donc fort vaste et peut-être considérée selon trois axes, correspondant en quelque sorte à trois moments de la pratique et de l’expérience : la conception, la préservation et la perception.
La conception concerne principalement les créateurs, architectes, urbanistes, paysagistes ou artistes. Comment tenir compte des odeurs dans un lieu donné ? Comment les mesurer, les introduire ou au contraire les neutraliser ? Et à quelles fins ? La préservation, elle, occupe plutôt les professionnels du patrimoine. Les odeurs d’un lieu peuvent-elles avoir une valeur historique ? Un espace patrimonial perd-il de sa valeur si les effluves qu’il renferme disparaissent ? Comment préserver l’identité olfactive d’un bâtiment ? Enfin, la perception, dont il est question dans ces pages, concerne tout le monde. Comment les odeurs influencent-elles la manière dont on se sent dans un espace donné ? Comment en définissent-elles la nature, l’identité ? Comment peuvent-elles, même temporairement, en redéfinir la structure et nous y orienter ?
Alors que l’architecture, en tant que construction, incarne une stabilité à l’épreuve du temps, l’odeur, elle, ne cesse de se mouvoir, de se transformer, avant de disparaître presque inéluctablement. Pourtant, les effluves ont le pouvoir de définir des zones et de tracer des voies invisibles, des espaces plus ou moins fluctuants et éphémères au sein de l’espace immuable. Et le nez humain, si peu habile qu’on l’ait longtemps cru, est en réalité assez sagace pour discerner ces variations qui redessinent, au-delà de ce que les individus peuvent voir ou toucher, le monde autour d’eux.
Orientation et localisation
Depuis longtemps, certaines populations s’orientent grâce aux odeurs. Leur espace n’est donc pas composé de formes délimitées et statiques comme nous le concevons en Occident, mais perçu comme un phénomène environnemental dynamique, dénué de forme précise et de temporalité fixe. Les Onge des îles Andaman, dans l’océan Indien, distinguent ainsi l’atmosphère de la jungle de celle de la mer, tandis que les Waanzi du Gabon opposent celle des lieux habités à celle des espaces sauvages. D’après l’historienne Constance Classen, l’anthropologue David Howes et le sociologue Anthony Synnott, l’odorat comme moyen d’orientation et de localisation est souvent exacerbé dans les forêts tropicales, où les senteurs abondent tandis que la portée du regard est limitée. Ainsi le nez permet-il dans certains environnements de s’orienter plus sûrement que la vue, en fonction des effluves végétaux, animaux, minéraux ou humains. Mais il est inutile d’aller si loin pour prouver la capacité de nos narines à nous guider. Une expérience menée en 2006 par une équipe de l’université américaine de Berkeley a confirmé que les hommes sont tout à fait à même de suivre une odeur, à la manière d’un chien : trente-deux volontaires ont accepté de flairer une piste odorante de dix mètres de long tracée au sol avec un parfum de chocolat, yeux bandés et oreilles bouchées. Plus des deux tiers y sont parvenus sans difficulté. À la suite de ce résultat ont émergé plusieurs projets de repères olfactifs destinés aux personnes malvoyantes dans l’espace urbain. En 2018, le gestionnaire du réseau de transport urbain rennais, Keolis, a mis en place une signalétique olfactive dans la station de métro Sainte-Anne, en partenariat avec l’entreprise normande Sensorys. À chaque direction correspondait un parfum (iode ou menthe poivrée) dispersé par nébulisation. Fin 2021, la ville de Caen a lancé une expérience similaire dans la ligne 3 du tramway, en y diffusant un parfum composé de mandarine, de jasmin, d’anis et de musc, afin que les passagers déficients visuels aient la confirmation qu’ils montent bien dans cette ligne même si l’annonce sonore est masquée par le brouhaha. Toutefois ce type de projet semble susciter un peu de perplexité chez les intéressés, qui se reposent souvent plus sur l’ouïe et le toucher que sur leur odorat. À Rennes, la diffusion dans le métro avait cessé au bout de quelques mois seulement. Mais est-ce vraiment surprenant, dans une culture qui traite l’information olfactive comme quantité négligeable ? Les initiatives de ce type se heurtent en effet moins à une quelconque difficulté biologique à sentir qu’au manque d’entraînement et d’attention portée à ce sens négligé sous nos climats. Carte ou boussole, le nez a pourtant plus d’un tour dans son sac !
Constructions aériennes
En effet, il est également possible de structurer un espace bâti grâce à des zones et des seuils olfactifs, sans le moindre ajout de cloisons. Au XXe siècle, des artistes comme l’Américain Michael Asher ou le Français Yves Klein avaient imaginé des « architectures de l’air », dénuées de murs, de portes et de tout élément tangible, mais composées de flux d’air. L’olfactif offre de nouvelles possibilités de constructions aériennes. L’architecte Andrea Branzi, se désolant du manque d’approches sensibles chez ses confrères, s’intéressait, en opposition aux structures architecturales, aux « structures soft [en] couleur, lumière, micro-climat, décoration, odeurs et musique d’ambiance » (Le Design italien, « la Casa calda », 1985).
L’artiste japonaise Maki Ueda, qui depuis près de dix ans exploite les facultés de discernement de notre odorat dans sa série de Labyrinthes olfactifs à traverser en suivant une senteur précise parmi d’autres, a aussi réalisé en 2013 une installation immersive intitulée Invisible White, avec l’architecte Makoto Yokomizo. Les visiteurs pénétraient dans un pavillon blanc de forme elliptique, presque entièrement plongé dans l’obscurité, afin de mettre en échec l’hégémonie de la vision. Diffusés alternativement, trois parfums choisis de manière à se distinguer clairement les uns des autres organisaient ce volume, en y dessinant ce que l’artiste nommait « un espace dynamique ». Cette intervention permettait de déshomogénéiser l’étendue spatiale apparemment vaste et sans limite et de s’y orienter à travers trois zones distinctes mais entièrement intangibles.
Un autre exemple de l’action restructurante des odeurs est l’installation Teresa aus Madrid mit gelbem Kleid (1997) de Thomas Zitzwitz. Dans un appartement new-yorkais, l’artiste allemand avait appliqué sept senteurs dans différents recoins, créant une série d’aires olfactives indépendantes de la structure bâtie ; une pièce pouvait ainsi être séparée en deux zones différentes. Si certaines odeurs étaient attendues – celle du café dans la cuisine, par exemple –, d’autres, comme des effluves de marché arabe évoquant l’origine d’un tapis du salon, ouvraient des fenêtres olfactives donnant sur un dehors imaginaire. Il existe donc une différence évidente entre la structure physique d’un espace et cet espace considéré du point de vue de l’expérience que l’on en fait. Certains appellent « vide » le volume d’air contenu entre quatre murs. Vide, pourtant, il ne l’est jamais. Il est au contraire rempli de matière. L’idée qu’un espace bâti puisse ou doive être inodore est une illusion, un idéal hygiénique encouragé par le modernisme. « Les bâtiments ont une identité volatile qu’il est impossible de capturer sous forme de dessin ou de photographie », souligne Jim Drobnick dans Empire of the Senses (collectif, éd. Berg, 2005) ; mais elle est aussi constitutive que leurs formes ou leurs volumes. Aucun lieu n’est complètement dénué d’odeurs, même si celles-ci ne sont pas intégrées intentionnellement dans l’environnement bâti.
L’artiste française Laurie Mortreuil en a fait la démonstration. Son œuvre Sentiment océanique (2015) consista à calfeutrer hermétiquement un espace d’exposition pendant six jours, de manière à empêcher toute circulation de l’air. Il se chargea alors de ses propres émanations et les conserva en son sein jusqu’à sa réouverture. À cet instant seulement fut perceptible l’odeur « inframince » de la pièce, avant que l’aération ainsi provoquée ne balaie les effluves s’exhalant des matériaux. Chaque lieu, comme chaque corps, transpire son identité volatile. L’attention peut donc se déplacer de la morphologie de l’espace à son atmosphère respirable. « Ni d’espace, ni de tectonique – mais d’abord d’air, l’architecture. N’est-ce pas là nous inviter à (re)considérer l’organe premier de l’habitation, ce nez par lequel se joue, en l’air, la respiration ? », suggère à juste titre Emmanuel Doutriaux dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive. Notre « être au monde », notre « être dans l’espace », est en effet avant tout un « être dans le respirable », où tournoient sans cesse gaz et composés organiques volatils (COV) de toutes natures et qui ont un impact sur le corps et l’esprit.
« L’âme de l’appartement »
Le concept d’atmosphère a été discuté dans diverses disciplines dont l’esthétique, l’architecture, l’urbanisme, la sociologie ou encore la géographie. « Nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités », notait Michel Foucault dans sa conférence « Des espaces autres » en 1967. L’atmosphère se définit justement comme une qualité spatiale ambivalente, ni purement objective, ni purement subjective. Pour le philosophe allemand Gernot Böhme, grand théoricien de l’atmosphère, celle-ci se situe à l’intersection entre les qualités de l’espace physique et l’expérience de l’individu. Or les odeurs participent indéniablement à sa création. Elles en sont même, selon Gernot Böhme, l’élément « le plus essentiel, puisque les odeurs sont, comme presque aucun autre phénomène sensible, atmosphériques » (The Aesthetics of Atmospheres, éd. Routledge, 2016). Elles participent au genius loci (« l’esprit du lieu » en latin), ce que Baudelaire nommait « l’âme de l’appartement » (Le Spleen de Paris, 1869) et Ivan Illich « l’aura ». « Cette aura, quand elle est sentie par le nez, révèle les propriétés non dimensionnelles d’un espace donné ; de la même manière que les yeux perçoivent hauteur et profondeur, et que les pieds mesurent la distance, le nez perçoit la qualité d’un intérieur », souligne ce dernier dans H20. Les Eaux de l’oubli (1985).
Le Suisse Peter Zumthor est l’un des architectes qui ont accordé le plus d’intérêt à cette notion. Son travail incorpore une réflexion sur l’espace émotionnel, soit l’état d’esprit que créent les qualités spécifiques, notamment olfactives, des matériaux de construction. « La tactilité, l’odeur et l’expression acoustique des matériaux sont des éléments du langage dans lequel nous devons parler », affirmait-il dans Penser l’architecture (éd Birkhäuser, 2007). Certaines de ses créations ont distillé des senteurs merveilleuses, comme le pavillon en pin et mélèze Swiss Sound Box créé pour l’Expo 2000 en Allemagne, embaumant l’essence des forêts helvètes, ou encore sa Bruder Klaus Field Chapel, une chapelle construite avec des troncs d’arbres sur lesquels furent coulées des couches de béton avant que la charpente en bois ne soit incendiée, imprégnant le béton d’une odeur persistante de fumée. Les effluves émanant de ces structures s’éprouvent, dans tous les sens du terme, et ne sont pas sans effet sur les émotions des visiteurs : réminiscences heureuses, introspection, apaisement, inquiétude…
C’est bien parce que les atmosphères olfactives peuvent nous ébranler et agissent sur notre bien-être et nos comportements que la course au parfumage d’ambiance et au marketing olfactif bat son plein [voir Nez #6]. Avec son projet Pintura Disipativa Olfativa© (2018), Carlos Ramírez Pantanella met à profit cette performativité des odeurs. Considérant l’architecture en fonction du corps vivant et respirant qui l’habite, soucieux des enjeux sanitaires liés aux COV, l’artiste et architecte espagnol ambitionnait de rendre moins oppressants et sinistres les espaces d’attente (maisons de retraite, hôpitaux, locaux administratifs…). Aussi a-t-il dilué dans une peinture blanche naturelle une huile essentielle d’encens. Les effluves de cette résine sont parmi les rares à posséder des connotations relativement similaires dans une grande partie du monde, car les encens sous leur diverses formes ont été et continuent d’être utilisés dans un grand nombre de religions et de pratiques spirituelles sur les cinq continents. Ainsi, peu importe que l’odeur vous rappelle l’église, le temple, la mosquée ou encore le yoga, elle sera très largement associée à un espace et à un état sacré, spirituel ou méditatif. Ce revêtement mural apaisant met donc à profit la « respiration » du bâti à des fins bénéfiques. Carlos Ramírez Pantanella emprunte au Suisse Philippe Rahm l’idée d’une architecture climatique et psycho-sensorielle agissant sur les corps et les émotions des êtres qui l’habitent, conception héritée de l’architecture radicale née au début des années 1970.
Illusion et imitation
Nombreuses sont aussi les odeurs à s’imprimer dans notre mémoire en fonction d’un contexte spatial bien spécifique : celles du désinfectant dans les hôpitaux, du chlore dans les piscines publiques, du foin dans les centres équestres, du pain chaud dans les boulangeries, etc. De tels effluves témoignent à la fois de la nature et de la fonction spécifique d’un lieu. Ils en sont constitutifs dans notre imaginaire et leur absence serait aussi déstabilisante qu’un mur ou un plafond manquant. L’ajout de senteurs comme dernière touche de l’illusion ou de l’immersion remonte au XIXe siècle. Il est le fait de concepteurs de panoramas, ces attractions visuelles qui reproduisaient des paysages à 360° au sein d’une vaste rotonde, avec l’ambition d’atteindre un résultat semblant plus vrai que nature. Lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, l’entrepreneur Hugo d’Alési conçut par exemple le Maréorama, simulant un voyage en mer à bord d’un paquebot, dans lequel l’air était filtré par des algues et du varech afin de donner l’illusion d’une brise marine.
En 2016, Lascaux 4 est sorti de terre en Dordogne, dans un bâtiment conçu par le cabinet d’architectes norvégien Snøhetta. Cette nouvelle réplique de la grotte préhistorique la reproduit en intégralité dans ses moindres détails. L’odeur de la forêt qui entoure la cavité a été recréée afin d’accentuer l’effet de réel. Cette imitation minutieuse des conditions atmosphériques permet d’engendrer chez les visiteurs l’ensemble des sensations qui rendent unique ce lieu extraordinaire. L’espace artificiel de Lascaux 4 peut être mis en parallèle avec la Chambre des certitudes de l’Allemand Wolfgang Laib, une cavité creusée en l’an 2000 dans la roche d’un pic des Pyrénées-Orientales et dont toute la surface intérieure a été couverte par l’artiste de cire d’abeille odorante. Cette intervention, si discrète soit-elle, modifie radicalement la perception de cet espace granitique, soudain plein de l’imaginaire du parfum vivant et chaleureux de la cire, plus associé aux intérieurs soignés qu’à la froide nature minérale d’une caverne. Ainsi, une fausse grotte imprégnée d’une odeur naturaliste semble bien réelle au visiteur, tandis qu’une véritable grotte pleine d’un parfum inattendu peut devenir tout autre chose. La sensibilité, la mémoire et l’imagination façonnent conjointement la perception de l’espace, requalifié par les effluves qui confirment ou infirment ce qu’il semble être.
Jim Drobnick utilise l’expression « odeurs dialectiques » pour décrire l’utilisation des senteurs comme moyen de critiquer les conceptions essentialistes de l’espace en y introduisant une discordance. Par exemple, l’espace dit du « white cube », qui est devenu depuis le début du XXe siècle la norme dans la plupart des lieux d’exposition d’art moderne et contemporain, est censé être neutre, propre, lisse, géométrique et bien sûr inodore. En 2017, pour une exposition à Paris, deux artistes français, Camille Trapier et Théo Duporté, ont aspergé de vin rouge les quatre murs d’un white cube tout en le laissant vide d’objets. Cette odeur triviale, en perturbant l’aseptisation et le caractère insulaire de la galerie, la dénaturait fondamentalement. Celle-ci endossait un rôle nouveau : l’espace isolé, immaculé, anosmique et froid consacré à la technologie de l’esthétique visuelle semblait transformé en un lieu de vie, de fête, plein de sensations chaotiques et incontrôlées. Ainsi, considérées dans une approche sensible de l’architecture, les odeurs sont loin de n’être que des perturbations à éliminer ou des éléments passifs. Elles peuvent s’avérer utiles et performatives de plus d’une façon, bien au-delà d’une simple dichotomie plaisir/déplaisir. Maniées par les ingénieurs, les architectes, les urbanistes, les paysagistes ou les artistes, elles révèlent un phénoménal potentiel de conception et de perception, et autorisent des manières originales d’appréhender les lieux et les bâtis, des façons en somme plus riches et fécondes de vivre les espaces, par le bout du nez.
Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.
Visuel principal : © Guillaume Chauchat
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