Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Camille Goutal de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre d’Edmond Roudnitska.
Si mon premier souvenir olfactif est l’odeur de la violette, mon premier souvenir de parfum est Femme de Rochas. À l’époque, je ne savais évidemment pas qu’il s’agissait de lui : j’avais trois ans, je m’étais brûlé la main, on m’avait emmenée à l’hôpital. L’infirmière qui m’avait fait le pansement portait une fragrance que je trouvais complètement incroyable, et qui, mélangée à l’odeur d’éther, m’avait totalement fascinée. Cette femme dégageait une gentillesse mais aussi une force qui me rassuraient beaucoup. Le temps est passé. Et puis, je ne sais plus exactement à quel âge – je devais être adolescente – j’ai mis le nez sur une mouillette : flashback. Le souvenir, l’infirmière et sa force pleine de douceur, m’est revenu immédiatement, comme gravé au fer rouge dans ma mémoire.
Ce parfum m’évoque quelque chose de très fort : à la fois une époque, mais aussi tout ce qu’est la féminité jusque dans son mystère. D’ailleurs, c’est assez marrant, j’ai des amis qui en sont dingues, mais ceux qui ne l’aiment pas sont les mêmes qui ont du mal à accepter les femmes à la féminité très assumée. Cela vient aussi de sa construction : même si la formule est complexe, il est plus monolithique que d’autres parfums, avec très peu de notes de tête – mais tellement bien équilibré qu’il me semble impossible de deviner ce qu’il y a dedans si l’on est pas parfumeur. C’est d’ailleurs assez dur de le décrire ! Il est rond, grâce au jasmin et à l’ylang-ylang, et en même temps un peu poudré, avec probablement des méthyl-ionones. Il y a de la rose, mais on ne la sent pas vraiment en tant que telle ; des facettes plus chaudes – de la coumarine ou de la fève tonka ? – ; de la mousse de chêne – aujourd’hui peut-être de l’evernyl – qui apporte ce côté boisé mystérieux ; le cumin pour l’aspect animal ; et puis le fond enveloppant, vanillé, avec sans doute un peu d’héliotropine, d’isobutyle quinoléine, de styrax… On évoque souvent la pêche, avec l’aldéhyde C-14, mais moi je ne la sens pas : le fruité, qui rappelle la prune, est plus liquoreux que juteux. C’est en tout cas un sublime équilibre entre des notes florales et un fond chaud élégamment animal.
En grandissant, je me suis tournée vers la photographie, à laquelle j’ai été formée. Lorsque je sens Femme, au-delà d’une odeur, ce sont des images qui me viennent à l’esprit : celles du glamour hollywoodien, du noir et blanc, et surtout – je l’ai réalisé plus tard – des photographies comme celles de Richard Avedon, Peter Lindbergh ou Paolo Roversi, qui ont mis en lumière les femmes dans ce qu’elles ont de plus beau, sans aucune vulgarité. C’est ainsi qu’il est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi de manière très visuelle, photographique. Quand j’ai souhaité, avec Mon parfum chéri [de Goutal, aujourd’hui arrêté], composer une fragrance en hommage à ma mère, elle-même magnifique et qui me faisait penser à toutes ces stars hollywoodiennes des années 1950 – 1960, j’avais en tête cette célèbre photo de Richard Avedon montrant le mannequin Dovima avec des éléphants[1] Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site, très osée pour l’époque (1955) et pourtant infiniment élégante. Sa posture, avec la main surélevée ; sa robe, simple et pourtant sublime. C’est une photographie que j’associe à Femme, que j’avais évidemment à l’esprit. Je ne voulais bien sûr pas « faire le même » – je n’aurais de toute façon jamais pu. J’ai beaucoup plus dosé le patchouli ; il est plus abrupt. Mais j’ai voulu réinterpréter ce côté mystérieux : j’ai mis du prunol, l’une des bases-clef qu’Edmond Roudnitska avait également créée, et du cumin, une autre facette importante de Femme que l’on devine sans le sentir vraiment et qui peut faire sale, avoir un côté transpiration s’il est mal dosé. J’ai aussi repris ce cumin dans Songes, qui contient ainsi comme un bout de ce parfum initiatique, pour évoquer tout le mystère, à la fois animal, chaud, épicé.
Mais c’est son fond qui, certainement, me fascine le plus. Récemment, j’ai croisé une amie qui portait une vieille formule de Diorella, où j’ai retrouvé ce même fond qui me rend folle, et que je sens aussi dans Mitsouko. Il m’obsède, c’est presque une frustration pour moi : j’aimerais arriver à le capter seul, en faire un headspace, et le mettre dans d’autres parfums. Une quête probablement sans fin…
Camille Goutal, le 27 janvier 2023.
Visuel principal: © Elodie Daguin
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Notes
↑1 | Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site |
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