Une fois n’est pas coutume, c’est aujourd’hui au cinéma que l’odorat se trouve mis en avant, grâce à la réalisatrice Léa Mysius. À l’occasion de la sortie en salles de son film Les Cinq Diables ce 31 août, nous vous en proposons une critique bien sentie et garantie sans spoiler.
Les films qui parlent d’odeurs évoquent souvent des parfumeurs, et il serait gonflé de notre part de nous en plaindre, tant le sujet est peu abordé au cinéma. Pourquoi irions-nous traiter frontalement de ce qui n’est que notre cinquième sens sans faire appel à son métier star ? Il faudrait alors s’interroger sur les spécificités, les fonctions et les complexités de l’olfaction, pour en tirer un ressort narratif. Qui sur Terre aurait du temps à perdre pour évoquer tout cela ? Après son court-métrage Cadavre exquis fasciné par le toucher et son premier long-métrage, Ava – qui traitait déjà d’un sens, la vue – Léa Mysius signe avec Les Cinq Diables un film riche et ambitieux, où l’odorat permet à ses personnages de comprendre l’origine de leur existence.
L’héroïne, Vicky, n’est donc pas une parfumeuse, mais une petite fille. Elle ferait pourtant pâlir toutes les Christine Nagel, Dominique Ropion et autres Mathilde Laurent par sa capacité extraordinaire à disséquer et discerner toutes les nuances odorantes du monde qui l’entoure. Consciente de son don, elle reproduit et collectionne celles des lieux et des personnages qu’elle chérit dans des bocaux qu’elle garde précieusement dans un coin de sa chambre. Son objet d’étude préféré ? Sa mère, Joanne, interprétée par Adèle Exarchopoulos, qu’elle aime passionnément et qu’elle accompagne partout.
On aurait pu craindre un film qui fasse à nouveau passer les personnes qui prêtent attention à leur nez pour des marginaux vaguement surhumains. S’il s’agit bien d’une forme de super-pouvoir pour Vicky, ce n’est pas qu’une caractéristique symbolique du personnage. Léa Mysius en fait un véritable moteur narratif quand la vie de Vicky va être perturbée par le retour de Julia, la sœur de son père, disparue depuis dix ans. En essayant de capturer l’odeur de sa tante dans ses bocaux, comme elle a l’habitude de le faire, Vicky est transportée dans les souvenirs de celle-ci. Le film familial et intimiste se transforme alors en véritable voyage dans le temps.
Le traitement de l’odorat dans Les Cinq Diables est exceptionnel, tant il va germer tout au long du film. L’histoire commence par aborder le sens comme une poétique étrangeté. Vicky énumère ce qu’elle renifle dans une forêt, nomme les différentes facettes olfactives de son environnement comme le ferait un élève en parfumerie en train de disséquer une matière première ou une composition. Les scènes sont agréables pour qui est passionné par le sujet, mais le film va rapidement plus loin en permettant aux odeurs de transporter ses personnages dans leurs souvenirs passés. Si un des plus beaux passages de la littérature française évoque, au détour d’une madeleine, les liens puissants entre le nez et la mémoire, Léa Mysius transpose cette thématique au cinéma. Pour la réalisatrice, le rapport entre le pouvoir de la parfumerie et celui de la mise en scène se trouve dans leur capacité à plonger le spectateur dans une reconstitution d’un passé oublié, voire ici d’un passé que nous n’avons pas forcément connu. Et c’est dans ce pouvoir hors du commun, propre à deux arts distincts, que l’émotion surgit et nous emporte.
En composant ses bocaux odorants, Vicky – dont le nom peut d’ailleurs faire écho au premier parfum moderne de la parfumerie contemporaine, Jicky de Guerlain – est projetée physiquement dans les réminiscences de sa mère, posant alors la question de sa propre existence. Sans son hyper-sensibilité, Vicky aurait-elle vu le jour ? Ces bocaux permettent aussi à la petite fille de transmettre son pouvoir. En les faisant sentir à sa tante, elle peut la replonger elle aussi dans le passé, jusqu’à une brève scène déchirante de souvenirs liant Joanne, la mère, et Julia, la tante.
Si j’avais à cœur de détailler le traitement original et profond des odeurs dans Les Cinq Diables, il faut noter que c’est aussi un film riche et précieux qui soulève de nombreuses autres questions. Il lie le cinquième sens à des thématiques sociales, politiques, cinématographiques, dans un écrin de mise en scène soignée. Toujours en mouvement, la caméra fond délicatement réflexions et émotions.
Je ne sais pas si une telle œuvre parlera à beaucoup de monde. C’est un film que j’ai presque appréhendé avec les (mauvais) réflexes d’un jeune passionné d’odeurs, en m’identifiant à chaque strate de sa densité, en imaginant presque qu’il n’avait été conçu que pour moi. Une perte de conscience que j’ai pu avoir avec des parfums qui me sont chers et m’ont emporté, de Vol de nuit de Guerlain à Dans tes bras de Frédéric Malle, en passant par le N° 19 de Chanel et l’Eau de narcisse bleu d’Hermès. Ainsi, dans son infinie tendresse pour la sensorialité, Les Cinq Diables réconfortera certainement toutes les personnes persuadées que l’odorat est le sens de leur existence.
Image principale : Copyright F Comme Film – Trois Brigands Productions ; Source : Allociné
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