Emmanuelle Dancourt, journaliste, ambassadrice de l’association Anosmie.org et fondatrice du podcast Nez en moins, est anosmique congénitale : l’odorat lui est totalement inconnu. Lui est-il pour autant inaccessible ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on l’écoute parler du parfum Umema qu’Ugo Charron, parfumeur chez Mane, a composé avec elle. L’expérience nous interroge sur la manière dont on pourrait favoriser l’accès au monde olfactif pour les anosmiques – comme certains musées proposent des visites pour non-voyants – mais aussi de manière plus inattendue sur une possibilité de renouveau de la créativité en parfumerie. Rencontre
L’anosmie a été mise en avant depuis la pandémie de Covid-19, et ce projet permet encore de révéler les limites de notre société fondée sur le visuel. Qu’est-ce que vivre sans odeurs représente pour vous ?
Emmanuelle Dancourt : Cela peut être appréhendé à la fois comme une infirmité et comme un handicap. Pour ceux qui ne l’ont jamais connu, comme moi, c’est une infirmité. J’ai eu très jeune le sentiment d’avoir « une case en moins » et je l’ai attribué à différentes causes au cours de ma vie. En juillet 2021, j’ai appris que je n’avais pas de bulbe olfactif – j’ai été diagnostiquée très tard, en 2010 – et la toute petite fille en moi a enfin compris ce qui lui manquait.
Dans la vie quotidienne, l’anosmie est un handicap : on ne sent pas les mets avariés, les dangers – comme les fuites de gaz, le feu – on est anxieux de l’odeur qu’on peut avoir… Mais cela impacte aussi l’intuition, dans laquelle l’odorat joue un rôle essentiel, comme en témoignent les expressions courantes (« j’ai un pressentiment », « je ne le sens pas »…).
Pour ceux qui ont perdu l’odorat, qui ne sont donc pas anosmiques de naissance, c’est un drame absolu : 60% d’entre eux tombent en dépression. Jean-Michel Maillard a ainsi fondé Anosmie.org en 2017 suite à un accident traumatique, après lequel il s’est rendu compte qu’il n’existait rien pour le prendre en charge. Cela a d’abord permis de briser le sentiment d’isolement, de solitude, car même dans le milieu médical le trouble était alors peu connu. Une partie des bénéfices de vente du parfum sera par ailleurs reversée à l’association. Elle permet d’apporter une forme de prise en charge psychologique, mais Jean-Michel a également demandé à des chercheurs de créer un protocole de rééducation olfactive, qu’il a voulu gratuit et qui a été téléchargé plus de 100 000 fois pendant la pandémie. En outre, dans le cas des anosmiques congénitaux, on travaille sur la prévention à destination des parents, afin qu’ils comprennent le fonctionnement de leur enfant – il faut se rendre compte que c’est nous qui, à ce jour, formons les professionnels de santé. On cherche aussi à faire reconnaître ce handicap légalement afin qu’un dédommagement soit mis en place par le gouvernement.
En fait, quand on est anosmique, c’est comme si l’on n’avait pas accès au monde normal. Et évidemment, la parfumerie ne nous est pas destinée : le parfum du vétiver, je ne sais pas ce que c’est, ça ne me parle pas.
Ugo : En fait, en Europe, où il ne pousse pas, peu de gens en connaissent l’odeur : cela fait réfléchir à la façon dont on doit évoquer un parfum de manière générale. Et il faut aussi songer à chercher des solutions pour s’adresser aux anosmiques, car ils veulent porter du parfum : notre projet m’a permis d’y réfléchir.
Pour créer Umema, vous avez notamment misé sur une approche synesthésique. C’est pour parler de ce sujet lors d’un épisode de Nez en moins que vous vous êtes rencontrés pour la première fois. Comment est née l’idée de lancer un parfum ensemble ?
Emmanuelle : Je ne connaissais presque rien à ce sujet : c’est pour mieux le comprendre que j’ai contacté Ugo en lui proposant d’enregistrer ce podcast, sans penser qu’une composition allait naître de cet échange. Mais lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio début septembre 2021, l’idée a germé toute seule. Ensuite, c’est Ugo qui a su faire mûrir le projet, en le proposant à Mane puis en le présentant au World Perfumery Congress (WPC) à Miami en juin.
Ugo : J’avais déjà travaillé sur la synesthésie, en m’intéressant de près au sujet à travers des ouvrages comme Wednesday Is Indigo Blue: Discovering the Brain of Synesthesia de Richard Cytowic et David Eagleman ou encore The Superhuman Mind de Berit Brogaard et Kristian Marlow; mais aussi grâce à des expériences concrètes comme Smell X, où nous nous interrogions sur la structure des odeurs, sur la base de « l’effet bouba-kiki », issu des études menées par Wolfgang Köhler sur la forme des mots [en 1929]. Très clairement, certaines odeurs sont qualifiées de rondes par la très grande majorité de la population, d’autres de pointues. Et il semble bien que cette autre manière d’évoquer les odeurs soit universalisable. Or, si la synesthésie innée concerne 4% de la population mondiale, on peut aussi l’apprendre ! Les parfumeurs utilisent d’ailleurs constamment un langage synesthésique : une odeur « chaude », par exemple, ça ne veut pas dire grand-chose en soi !
Si vous utilisez couramment cette méthode pour créer, en quoi la construction de cette composition a-t-elle justement été différente d’un projet classique ?
Ugo : Cela change tout, en fait : pour se comprendre il faut aller beaucoup plus en détail dans les sensations : nous avons notamment approché l’olfactif par le toucher, car Emma est très tactile. Je me suis demandé quels ingrédients je pourrais utiliser pour que ça donne le plus de texture possible, avec un effet peau. Nous nous sommes retrouvés sur le site de Mane au Bar-sur-Loup, autour de plusieurs de petits ateliers avec des éléments tactiles, visuels, gustatifs…
Emmanuelle : L’équipe de Mane avait fait un travail incroyable ! J’ai aussi choisi des fleurs dans un bouquet, non pour leur odeur, mais pour leur aspect visuel. Puis j’ai visité l’usine et comme je ne pouvais les sentir, j’ai goûté les matières premières.
Ugo : Emma a immédiatement éliminé les oiseaux du paradis, qu’elle trouvait visuellement trop agressifs : elle aime les choses rondes, douces, vertes. On a aussi dégusté des aliments autour de l’umami, que nous avons mis au centre de la composition. C’est intéressant car il s’agit justement d’une saveur qui n’a jamais vraiment été explorée en parfumerie, certainement parce que le glutamate de sodium, principal composant de l’umami, n’a pas trop d’odeur. Mais on peut pourtant reconstituer la perception que l’on a en rétro-olfaction.
Emmanuelle : Ugo m’a dit que ce brief était le plus complet de sa vie et, parallèlement, Umema est un parfum qui a demandé un nombre d’essais assez faible – une trentaine.
Justement, puisque Emmanuelle ne pouvait pas sentir ensuite les différents essais, comment s’est passé le développement de la création ?
Ugo : L’approche a été plus expérimentale, ce qui était en fait très plaisant d’autant plus que nous n’avions pas de deadline ni de contrainte financière. Quand j’avais une structure intéressante, je la faisais sentir à des évaluateurs, cela m’a permis d’avancer. On a ensuite envoyé des échantillons à Emma et sa famille, qui les ont sentis devant la caméra : j’ai donc pu observer leurs réactions ; l’essai 29 a reçu un accord unanime. Le départ est délicatement vert, avec du lentisque et du galbanum, en référence à la campagne dont nous venons tous les deux. J’ai travaillé l’umami notamment avec de la sauge et un bel extrait d’algue rouge Jungle Essence de Mane, et avec l’idée de créer un gourmand salé : il tourne beaucoup autour du chocolat car Emma adore, avec une belle noisette grillée Jungle Essence qui donne le côté toasté mais pas vulgaire. Je n’ai pas eu envie d’utiliser les fleurs pour leur odeur mais, comme elle, pour leur effet, leur texture : j’ai utilisé notamment du Suederal (à l’odeur de daim). Pour reconstituer l’idée de l’umami je suis parti d’un accord salé (mousse, sauge, cèdre atlas, salicylates) que j’ai dirigé ensuite vers de l’onctueux avec du musc, des molécules santalées et la Tropicalone, une molécule biotech de Mane à la fois crémeuse et peau de pêche.
Mais je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’Emma ne pourra jamais le sentir !
Et le nom du parfum, d’où vient-il ?
Emmanuelle : Nous avons mis un peu de temps à le trouver. Umamita était le nom interne utilisé par Ugo, en référence à l’umami ; mais pour moi il ne parlait pas du parfum, car il m’évoquait le Brésil, la plage ; or je préfère l’hiver, les pays nordiques.
Ugo : C’est un nom très rond, très « bouba » ! Il y a aussi un jeu de mot avec « hume Emma » et le U de Ugo. Mais à l’époque, nous n’avions pas pour idée de le produire à plus grande échelle !
Vous avez présenté ce parfum lors du WPC à Miami en juin. Y avait-il un message que vous avez voulu faire passer et quel retour avez-vous observé ?
Emmanuelle : Le parfum porte en fait un symbole assez fort : il est invisible comme notre handicap. Il y avait un message général à l’attention de la profession : les anosmiques se parfument. Si les anosmiques traumatiques gardent l’ancien, les anosmiques congénitaux sont perdus. C’est une manière de partager le monde des autres, vous qui parlez d’odeurs en permanence, et auquel on doit s’adapter constamment. Mais le message c’était aussi de rappeler que nous sommes tous anosmiques dans le monde du digital.
Ugo : Cela nous a permis de toucher aussi les spécialistes de la parfumerie, d’ouvrir les yeux de ceux qui sont experts. Et puis, les gens se questionnent. Une dame malvoyante a ainsi demandé si l’on allait pousser l’expérience plus loin, imaginer un alphabet pour anosmique comme le braille. Nous n’y avions jamais pensé. C’est une perspective fascinante !
Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas un « parfum pour anosmique », et c’est ce qui le rend pertinent sur le marché. L’approche était différente, cela a permis de construire un brief bien plus complet et m’a fait explorer une nouvelle manière de composer.
Justement : quand avez-vous finalement envisagé de commercialiser Umema ?
Emmanuelle : C’est pendant ce salon, où nous l’avons donc présentée au public, qu’a émergé l’idée de commercialiser cette création, lors d’une interview avec un journaliste qui nous a demandé quand sortait le parfum. Nous n’y avions jamais pensé ! Les gens qui venaient me sentir me disaient que je ne pouvais pas le garder pour moi. C’est apparu comme une évidence ! Mais il faudra être patient : il ne sortira pas avant l’année prochaine.
Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience, respectivement ?
Emmanuelle : Ugo m’a donné une identité, je dirais même une âme olfactive.
Mais ce parfum est destiné à tout le monde : comme Jean-Claude Ellena raconte sa manière de créer Un jardin en Méditerranée dans Le Journal d’un parfumeur, Ugo a fait exactement la même chose en me mettant au centre de l’inspiration.
Ugo : C’était une manière de créer vraiment passionnante et je crois que le résultat le montre : ceux qui l’ont senti évoquent rapidement la texture ! En expérimentant ainsi les saveurs, comme l’umami, j’ai eu une autre approche, plus physique. C’est un peu comme dans les concerts : on peut écouter de la musique chez soi, mais si on se déplace, c’est parce que physiquement et émotionnellement on ressent quelque chose en plus. J’ai essayé de traduire cette idée.
Pour en savoir plus sur Umema : umefragrance.com/
Crédit photo : Emmanuelle Dancourt
Merci , cela fait du bien de voir que certaines personnes ont le même problème que moi sans odorat depuis 1985 à la suite d un accident de voiture, depuis je n ai jamais eu de reconnaissance, car c’est tout de même un handicap qui peut provoquer des drames, j ai failli faire sauter la maison et asphyxier mon chat a l époque, sans parler de toutes les fois ou j ai du jeter ma nourriture faute de l avoir fait cramer, et puis je ne connais pas l odeur de mon fils…imaginez quand il était bébé, impossible de savoir si il avait fait caca dans sa couche ! On ne s habitue jamais
Merci encore
Fabienne