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En 2000, l’UNESCO a inscrit sur la liste du patrimoine mondial la « Terre de l’encens », située dans la région du Dhofar, dans le sultanat d’Oman. Il s’agit d’un ensemble de trois sites archéologiques (Shisr, Khor Rori et Al Baleed) et d’une réserve naturelle (Wadi Dawkah). Une reconnaissance qui témoigne de l’importance du patrimoine liée à l’encens en Oman et du rôle historique majeur joué par cette région dans le commerce de ce produit.
La « Route de l’encens » est le nom traditionnellement donné à un réseau de routes reliant le sud de la péninsule Arabique au monde méditerranéen et à la Mésopotamie à partir du Xe siècle avant notre ère. Son essor est lié à une révolution majeure au Moyen-Orient : la domestication du dromadaire. Surtout active durant l’Antiquité, cette « route » se modifie au cours du temps et, terrestre à l’origine, devient progressivement un réseau maritime à longue distance. Qu’entend-on par « encens » ? Qui l’utilisait et de quelle façon ? Comment est né ce commerce ? De quelle manière a-t-il évolué ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans cet article.
Le mot encens désigne toute substance pouvant être brûlée afin de produire une fumée odorante. Il peut s’agir de résines végétales, de bois ou de matières animales. Mais lorsque l’on évoque l’encens, on pense plus particulièrement à la résine oliban, issue du Boswellia sacra, un petit arbre de la famille des Burséracées, qui exsude une résine odorante après excision de l’écorce. Cet arbre est réparti dans le sud de la péninsule Arabique, à cheval sur les territoires du Yémen et du sultanat d’Oman, ainsi qu’en Somalie.
On trouve également d’autres espèces (31 en tout) qui fournissent une résine recherchée, comme le Boswellia papyrifera qui croît en Éthiopie. L’autre résine emblématique de l’Arabie du Sud est la myrrhe, issue du Commiphora myrrha. Néanmoins, cette résine est généralement utilisée comme onguent et beaucoup plus rarement comme encens. Le commerce de l’encens comprend ainsi non seulement de l’encens-oliban, mais aussi d’autres substances odorantes et des épices importées depuis l’Inde. La liste des produits s’est allongée avec le temps, alors que le commerce s’élargissait à des régions de plus en plus éloignées.
Durant l’Antiquité, l’encens est principalement employé au cours des rituels religieux et dans les rites funéraires. La fumée de l’encens matérialise l’offrande destinée aux dieux et porte vers le ciel les prières des hommes. Les fumigations accompagnent aussi les prières aux morts, et ces substances utilisées en onguent s’emploient lors des pratiques d’embaumement. Ce sont donc surtout les prêtres qui manipulent ces matières odorantes. Cependant, l’usage domestique est également attesté, et les archéologues ont retrouvé des brûle-parfums dans des habitats aussi bien dans des contextes antiques qu’islamiques.
Dater avec certitude le début du commerce de l’encens-oliban est une gageure. Néanmoins, plusieurs indices archéologiques et textuels témoignent d’une circulation très ancienne de ce produit. La plus vieille trace d’utilisation de l’encens connue à ce jour est attestée sur le site de Ra’s al-Jinz (sultanat d’Oman), à travers un brûle-parfum de forme quadrangulaire et à quatre pieds retrouvé dans un bâtiment datant du IIIe millénaire avant notre ère. Malheureusement, aucune analyse de provenance n’a été réalisée sur la matière brûlée retrouvée au fond du réceptacle, et parler d’un « commerce » à proprement parler paraît hardi.
En revanche, dès la seconde moitié du IIIe millénaire av. n. è., la demande en encens est forte dans l’Égypte ancienne. Les textes égyptiens mentionnent essentiellement deux produits, « sntr » et « ‘ntyw », qui sont parfois identifiés avec, respectivement, l’encens-oliban et la myrrhe. Ces substances, employées dans les rituels funéraires et comme offrande aux dieux, sont importées depuis le mythique « pays de Pount », dont la localisation précise fait encore débat, mais qui se situerait dans la Corne de l’Afrique ou bien sur la rive occidentale de l’actuel Yémen, le long de la mer Rouge. Des ressources si essentielles, et si onéreuses pour les Égyptiens, que la reine Hatchepsout (r. 1490-1468 av. n. è.) ordonne une expédition jusqu’à Pount pour s’approvisionner directement et rapporter les arbres eux-mêmes en Égypte. Les magnifiques fresques du temple de Deir El-Bahari narrent cette aventure qui se soldera par l’échec des transplantations des arbres, qui ne survivront pas au climat trop aride de l’Égypte.
Le développement du commerce des aromates en péninsule Arabique est étroitement lié à la domestication du dromadaire, qui entraîne la mise en place du commerce caravanier, à la fin du IIe ou au début du Ier millénaire avant notre ère – les premières traces épigraphiques relatant les échanges commerciaux terrestres datent des IXe/VIIIe siècles av. n. è. Un dromadaire transporte jusqu’à 240 kg de marchandises et peut parcourir jusqu’à 48 km par jour. Son emploi représente ainsi une révolution économique : il est désormais possible d’acheminer par voie terrestre une grande quantité de marchandises. Au VIIIe siècle av. n. è., d’après l’étude des sources épigraphiques sudarabiques, le commerce caravanier est établi et organisé dans le sud de la péninsule Arabique. La période qui s’étend jusqu’au tournant de l’ère chrétienne est ainsi celle des « principautés caravanières ». Au Yémen, cinq royaumes jouent un rôle essentiel dans le commerce de l’encens : ceux de Saba, de Mai’în, de Qatabân, de ‘Awsân et du Hadramawt .
Le plein contrôle des routes caravanières par lesquelles circulent, notamment, l’encens et la myrrhe devient un objectif militaire et politique de premier ordre. Dans ce but, Karib’îl Watâr (première moitié du VIIe siècle av. n. è.), roi de Saba, mène huit campagnes militaires victorieuses. Ce même souverain aurait offert à Sennachérib, roi d’Assyrie de 705 à 681 av. n. è., des pierres précieuses et des aromates afin de lui rendre hommage.
Les Minéens jouent un rôle essentiel dans le transport et la vente des aromates, comme en atteste l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (23-79) qui explique que l’encens fut d’abord commercialisé par ce peuple de Mai’în.
Le royaume du Hadramawt s’est établi dans la vallée du même nom, le Wadi Hadramawt, mais son territoire déborde largement cette région pour s’étendre jusqu’au Mahra à l’est, et jusqu’à l’océan Indien au sud. Sa capitale, Shabwa, est située au carrefour des routes caravanières reliant Mai’în ou Najrân par le désert et des pistes passant par les hauts plateaux. Une route relie ensuite Shabwa à Marib, capitale du royaume de Saba. Enfin, les caravanes partent de Marib vers Najrân, puis vers Yathrib (actuelle Médine), jusqu’à Pétra et Gaza, d’où les marchandises sont redistribuées vers la Méditerranée, le Levant, la Mésopotamie. Les royaumes du nord de l’Arabie (Dadanites, Lihyanites, Taymamites) prospèrent en tant qu’intermédiaires dans ce commerce et se sédentarisent dans des oasis, comme al-‘Ulâ ou Tayma. Les Nabatéens, installés dès la fin du IVe siècle av. n. è. à Pétra (Jordanie), s’enrichissent grâce au négoce et se sédentarisent progressivement. Au Ier siècle av. n. è., le royaume nabatéen couvre ainsi un vaste territoire qui s’étend, du nord au sud, depuis Damas jusqu’au Hijâz et, d’est en ouest, du Néguev au désert syro-arabe.
Après le début de l’ère chrétienne, plus aucune source épigraphique sudarabique n’évoque le commerce caravanier. Néanmoins, celui-ci n’a pas complètement disparu. Avec l’essor de l’islam, La Mecque devient le centre religieux le plus important de la région, et reste une ville marchande. On sait par exemple que, afin d’assurer l’approvisionnement en encens et en parfums, une caravane spécifique appelée latîma fait le voyage d’hiver vers le sud de l’Arabie pour rapporter les précieux produits. Les routes de pèlerinage sont en quelque sorte les héritières de ces « routes de l’encens ».
Parallèlement à ce commerce caravanier, un commerce maritime se met en place. Outre l’oliban et la myrrhe, les aromates brûlés en Arabie du Sud ou exportés depuis cette région provenaient de diverses contrées. Originaires d’Inde, les épices, comme la cannelle ou le poivre, sont transportées par bateau jusqu’aux côtes sudarabiques d’où elles sont redistribuées vers les régions septentrionales. Ce transport depuis l’Inde implique la maîtrise de la navigation et pose la question de l’évolution du commerce maritime dans l’océan Indien.
Dès le IVe siècle av. n. è., la circumnavigation de la péninsule Arabique est bien établie et se fait par cabotage. Vers la fin du IIe siècle av. n. è., les pilotes maîtrisent les vents de mousson.
À partir du IIe ou IIIe siècle, de nouvelles voies commerciales maritimes sont ouvertes vers l’océan Indien. Après le temps des troubles qui ont marqué le VIe siècle, l’Empire musulman assure une stabilité politique qui favorise les échanges commerciaux. Les élites musulmanes implantées dans les grandes villes consomment des produits luxueux : céramiques, tissus, parfums, pierres précieuses. S’étendant des rives de l’Atlantique à l’Amou-Daria, l’Empire abbasside (750-1258) contrôle les axes maritimes en mer Méditerranée, dans l’océan Indien, ainsi que des routes terrestres, en particulier une importante portion de la Route de la soie. Le commerce à longue distance connaît un essor considérable, et les relations entre le monde arabe et la Chine se renforcent. Des marchands arabes et perses établissent un comptoir à Canton. Ainsi, de nombreux produits originaires d’Extrême-Orient, qui étaient jusque-là rarement employés, s’imposent sur les marchés aux parfums : musc, ambre gris, bois d’agalloche, bois de santal, camphre… Ces matières exotiques, considérées comme plus prestigieuses, remplacent les matières locales comme l’oliban. En revanche, ce dernier est très apprécié en Chine où il est employé en quantité dans le cadre des rites bouddhiques.
Au sein de ce commerce, qu’il soit terrestre ou maritime, la région du Dhofar, dans le Sultanat d’Oman, joue un rôle majeur depuis l’Antiquité, comme en témoignent les trois sites archéologiques faisant partie de la « Terre de l’encens » : Khor Rori, Shisr et Al Baleed.
Le site archéologique de Khor Rori, l’ancienne Sumhuram, est une ville fortifiée d’une superficie de 8 560 m2 installée sur un éperon rocheux dominant une anse (khor, en arabe), à 31 km à l’est de Salalah. Elle doit son nom au roi Sumhuram ‘lhan (r. IIIe ou IIe siècle av. n. è.), souverain du Hadramawt, qui a fondé la ville. L’encens récolté dans le Dhofar était entreposé dans la ville, protégée par des murs pouvant s’élever jusqu’à 8 m de haut. Il était ensuite acheminé vers Qâni’ (l’actuel Bî‘r ‘Alî, au Yémen), où il était stocké avant d’être expédié à Shabwa, d’où les caravanes le transportaient vers le nord, ainsi que nous l’avons décrit plus haut. La ville de Sumhuram est abandonnée progressivement au cours du Ve siècle à cause de l’ensablement de sa baie.
Shisr, aussi appelé « Ubar », se situe à moins de 150 km au nord de Salalah. Le site a été visité par l’explorateur britannique Wilfried Thesiger dès 1946, puis redécouvert au début des années 1990 par Nicholas Clapp et Juris Zarins à la suite de reconnaissances aériennes. Les vestiges sont constitués d’un dôme calcaire écroulé qui recouvrait autrefois une source d’eau. Sur ce dôme, une grande enceinte fortifiée de forme trapézoïdale avait été édifiée, mesurant 57 m par 45 m de côté. La nappe aquifère située sous la forteresse a creusé le sous-sol, provoquant l’effondrement du dôme calcaire. L’occupation du site remonterait à 300 av. n. è., puis celui-ci est réoccupé durant la période islamique, jusqu’au XIVe siècle. Parmi les trouvailles, six pièces d’un jeu d’échecs en grès datant des XIe-XIIe siècles ont été mises au jour. C’est avant tout la présence en eau qui a fait la richesse de Shisr, ce qui explique l’enceinte fortifiée. Située non loin de la région où poussent les arbres à encens, elle pourrait bien avoir été un relais caravanier de l’une des nombreuses pistes reliant les zones de production aux zones de consommation de l’encens. D’autre part, la découverte de brûle-parfums lors des fouilles témoigne de l’usage de l’encens à cet endroit.
La vivacité du commerce maritime de l’encens durant la période islamique est visible à travers la richesse du site archéologique d’Al Baleed, situé dans la partie orientale de la ville moderne de Salalah et où se trouvent les vestiges du port médiéval de Zafâr qui a donné son nom à la région, le Dhofar (Zufâr, en arabe). Les fouilles archéologiques ont révélé que ce port était actif du xe au XVIe siècle. Les sources textuelles médiévales chinoises, occidentales et arabes témoignent des activités commerciales de la ville liées, notamment, à la vente de l’encens. À la fin du XIIIe siècle, Marco Polo, le fameux marchand et voyageur vénitien, nous informe que « l’encens blanc y naît fort bon, et en abondance », puis il nous décrit comment l’encens était récolté après que l’arbre avait été entaillé et que la résine avait séché. Tout comme Sumhuram en son temps, le port de Zafâr était fortifié afin de protéger ses richesses. Malheureusement, ces fortifications ne résisteront pas à l’attaque des navires portugais au début du XVIe siècle.
Enfin, la réserve naturelle de Boswellia sacra de Wadi Dawkah se situe à 42 km au nord de Salalah, à environ 680 m d’altitude. Elle s’étend le long du wadi, sur 6 à 7 km2 (600-700 ha). Dans cette réserve naturelle se trouvent les plus grands et les plus anciens spécimens de Boswellia sacra du Dhofar. Âgés d’une centaine d’années, ces individus atteignent 4,5 voire 6 m de hauteur. Dès 2001, un programme d’intervention est mis en place. Il se poursuit aujourd’hui sous les auspices d’Amouage pour protéger, mettre en valeur et exploiter de manière durable ce patrimoine naturel.
L’Antiquité est souvent considérée comme l’âge d’or du commerce de l’encens. Cette vision est en fait biaisée par les nombreux textes antiques, en particulier ceux de Hérodote et Pline l’Ancien, qui chantaient les merveilles de cette « Arabie heureuse » productrices d’aromates. Or, les sources textuelles et données archéologiques témoignent de la vigueur de ce commerce durant la période islamique et médiévale. Au sein du monde méditerranéen christianisé, l’encens-oliban est employé dans la liturgie pour purifier l’église. À la faveur de ses échanges avec le monde musulman, l’Europe va également découvrir une grande diversité d’aromates. Une ville marchande comme Venise devient capitale des parfums grâce à ses réseaux d’échanges privilégiés avec le monde arabe. À l’est, c’est en Chine que l’on trouve la plus forte demande en encens-oliban : des registres commerciaux datant du XIe siècle rapportent que plusieurs dizaines de tonnes d’oliban étaient débarquées dans les grands ports chinois chaque année. Et la Route de l’encens n’appartient pas seulement au passé : c’est un patrimoine encore bien vivant qui ne demande qu’à être exploré.
Visuel principal : Khor Rori ©Mulook Albalushi
AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »
- Oman, une position stratégique dans le Golfe
- Dominique Roques : « Travailler sur un projet multifacettes autour de l’arbre à encens est une opportunité merveilleuse »
- Renaud Salmon : « Le Wadi Dawkah sert de projet pilote pour l’industrie de l’encens à Oman »
- Wadi Dawkah, la terre de l’encens (Podcast)
- Le parfum, un véritable mode de vie au Moyen-Orient
- Sterenn Le Maguer-Gillon et Dominique Roques – Wadi Dawkah : La Route de l’encens (Podcast)
- La Route de l’encens, par Sterenn Le Maguer-Gillon
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