Le parfumeur Michel Roudnitska, fils de Thérèse et d’Edmond Roudnitska, était enfant lors de la sortie de Diorissimo, en 1956. À travers ses souvenirs, il livre un témoignage précieux sur un parfum majeur dans l’œuvre de son père, une fragrance dont l’écriture novatrice aura marqué un tournant dans l’histoire de la parfumerie moderne et qui demeure, soixante-cinq ans après, une référence absolue et sans doute le plus beau des muguets. Pour fêter ce 1er mai, à défaut du traditionnel brin de muguet, nous vous offrons cet entretien, initialement paru dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi.
Quelle est la genèse de Diorissimo ?
J’avais huit ans quand Diorissimo est sorti, mais je m’en souviens parfaitement. J’ai été marqué par la manière dont mon père en parlait. Il aimait raconter l’histoire de la cueillette du muguet le dimanche dans les bois de Chaville avec ma mère, Thérèse, avant qu’elle ne devienne sa femme, quand elle était, à la fin des années 1940, préparatrice chimiste chez de Laire, dans un bureau en face du sien. Il y a donc un lien affectif et émotionnel très fort avec cette fleur. Le muguet est une note particulière en parfumerie, car il n’existe pas d’absolue ou d’huile essentielle, et la maîtrise de son odeur constituait pour mon père un véritable défi. Lorsqu’il a déménagé à Cabris, dans les Alpes-Maritimes, en 1948, il en a très vite planté un parterre dans le jardin de sa propriété, pour en faire un terrain d’expérimentation. Il comparait ses essais à l’odeur de la fleur sur pied et ne pouvait donc travailler sur cette formule que durant des périodes extrêmement courtes, en suivant la floraison annuelle du muguet.
L’expérience de votre père chez de Laire, dans les années 1930 et 1940, a dû l’aider pour composer ce parfum.
Oui, je pense que son travail sur les bases de Laire a largement nourri ses connaissances des matières premières de synthèse. Il devait notamment rendre acceptables et commerciaux ces produits souvent perçus comme brutaux. Diorissimo est une alliance de matières premières naturelles, comme la rose et le jasmin, et de composés issus de la synthèse, employés avec une maîtrise parfaite.
Diorissimo semble constituer une création chère au cœur de votre père ?
Son parfum préféré, celui dont il était le plus fier, était Diorella, car il correspondait, selon lui, à l’archétype du parfum idéal. Mais il considérait Diorissimo comme une révolution, dans sa simplicité et sa transparence. D’ailleurs, pour mon père, l’écriture d’Eau sauvage découlait de celle de Diorissimo.
En quoi s’inscrit-il en rupture avec la parfumerie de son temps ?
Les parfums de l’après-guerre avaient des notes de fond très musquées, ambrées, poudrées, voire sucrées. Une parfumerie que mon père qualifiait de « gastronomique ». Il a, par exemple, très peu utilisé la vanille à partir de Diorissimo. Il en était écœuré et souhaitait se tourner vers une nouvelle forme de légèreté.
Pouvez-vous le décrire olfactivement et techniquement ?
C’est un parfum qui a du volume et qui est tenace, avec très peu de notes de fond. Pour mon père, c’était bien plus qu’un soliflore. Le muguet est très présent, bien sûr, et intervient au premier plan. En notes secondaires, on perçoit des accords d’humus, des odeurs végétales, une fraîcheur verte. C’est l’ambiance de la forêt domaniale de Meudon à Chaville faite parfum, un chef-d’œuvre de délicatesse, simple en apparence mais au rendu olfactif riche et complexe, qui n’emploie pas les notes de fond typiques comme les muscs, la vanille ou les bois. Sa formule est courte, surtout comparée aux parfums de son époque.
A-t-il été un succès à son lancement ?
Oui, et le prestige de ce grand couturier au sommet de sa gloire ainsi que le nom du parfum, qui exprime le superlatif de Dior, ont sans nul doute participé à son succès. Je pense d’ailleurs que c’est le plus beau nom de parfum chez Dior. À une époque, on sentait Diorissimo partout ! Mon père aimait raconter une anecdote à ce sujet. Il adorait la Polynésie française – et il m’a transmis cette passion qui m’a poussé à y vivre une dizaine d’années entre 1980 et 1990 avant de m’y installer définitivement depuis un an et demi. Il fut l’un des rares touristes à visiter l’archipel à la fin des années 1950 avec les premiers vols qui atterrissaient alors à Bora-Bora. Tandis qu’il profitait de la beauté du lagon, quelle ne fut pas sa surprise de sentir un effluve de Diorissimo dans cet endroit désert du bout du monde ! Une belle touriste américaine venait de traverser cette plage paradisiaque de la pointe Matira… Cette rencontre l’avait rempli de joie et de fierté.
Christian Dior a-t-il fait retravailler le parfum à votre père ?
D’après mes souvenirs, il y a eu peu d’allers-retours, Diorissimo a été accepté assez rapidement. Pas aussi vite que Femme de Rochas, cependant, qui avait été validé immédiatement, sans retouche.
Quelles étaient les relations entre votre père et Christian Dior ?
Il existait un profond respect mutuel entre ces deux hommes, ces deux grands créateurs passionnés, une relation d’égal à égal. Ils parlaient le même langage et se comprenaient au point de pouvoir parfois se passer de mots. Christian Dior, en tant que couturier, savait parfaitement ce qu’impliquait la création d’une œuvre, il comprenait donc le travail du parfumeur. Mon père était très nostalgique de cette relation privilégiée et précieuse, qu’il n’a plus jamais connue par la suite avec ses autres clients.
Ce parfum est donc riche de symboles…
Oui, Diorissimo est à la fois le fruit de la recherche de mon père sur cette note olfactive de muguet et la quintessence de la fleur fétiche de Christian Dior. Ce parfum symbolise la rencontre de deux artistes qui ont eu ce point de convergence autour d’une même fleur. Christian Dior est venu à plusieurs reprises à Cabris retrouver mon père quand il descendait dans le Sud, dans sa propriété de La Colle noire. Je n’en ai pas de souvenirs, mais j’ai toujours avec moi une photo sur laquelle on voit mon père et le couturier, qui me permet d’imaginer ce que cette période et cette relation ont pu être. J’ai eu l’occasion de me rendre à La Colle noire, où il existe des références au muguet dans plusieurs endroits de la propriété. Pour les funérailles de M. Dior, en 1957, toute l’église sentait le muguet. Le catafalque était couvert de fleurs, et le parfum avait été vaporisé dans l’église.
Quel rapport entretenez-vous avec ce parfum ?
Un sentiment d’affection, car c’est celui que portait ma mère lorsque j’étais enfant. Je l’ai découvert sur elle avant de le sentir sur touche. Cependant, j’ai une préférence tout à fait personnelle pour Le Parfum de Thérèse, aux Éditions de parfum Frédéric Malle. Mais Diorissimo demeure une création révolutionnaire: il y a un avant et un après, à la fois dans l’œuvre de mon père et pour la parfumerie.
- Cet entretien est issu du livre Une histoire de parfums de Yohan Cervi, aux éditions Nez.
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