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Jean-Luc Komada a consacré son premier roman, La Ménagerie de Sarah Bernhardt, à cette femme libre, extraordinaire, que les conventions sociales n’entravèrent jamais. Spécialiste de l’histoire de la parfumerie au XIXe siècle, Eugénie Briot a rencontré l’auteur pour converser avec lui sur l’univers olfactif de l’actrice. À l’occasion du centenaire de la mort de celle-ci ce dimanche 26 mars 2023, nous vous proposons de redécouvrir cet article issu de Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.
Quand même ! Sa devise en dit long sur son audace et son opiniâtreté. Comédienne adulée en Europe comme aux États-Unis, femme fantasque éprise de liberté, elle marqua son époque de son talent. De ses débuts à la Comédie-Française en 1862, à l’âge de dix-huit ans, à sa mort en 1923, Sarah Bernhardt a incarné plus de 120 personnages, courtisanes ou reines : Marguerite dans La Dame aux camélias ; Doña Sol dans Hernani ; La Reine dans Ruy Blas… Mais elle fut aussi travestie en homme pour jouer Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Son propre personnage, porté par ses excentricités et sa liberté de ton, semble avoir été baigné de senteurs riches et multiples. Jean-Luc Komada, petit-fils d’émigrés slaves, a grandi au milieu des parfums cuir de Russie, de thé Prince Igor ou de vodka aux pousses de cassis, joué parmi les citronniers en pots des jardins d’hiver et veillé lors des concerts tsiganes dans des ambiances aux notes d’ambre, de tabac, de rose et de patchouli. Diplômé de l’Essec et de l’école Boulle, il est le fondateur, parallèlement à ses activités professionnelles en entreprise, d’associations de lutte contre l’exclusion, se montrant, comme Sarah Bernhardt en son temps, très impliqué dans la solidarité envers les plus démunis. Dans ce récit épistolaire imaginaire, la peintre Louise Abbéma, proche de Sarah Bernhardt, correspond avec l’acteur Jean Mounet-Sully, ancien amant de La Divine. Leurs échanges racontent de façon originale le personnage singulier, enthousiaste et provocateur qu’elle pouvait être, entourée de sa cour d’amis et d’animaux domestiques.
Eugénie Briot : Je connais Sarah Bernhardt à travers mon intérêt pour ce XIXe siècle qui l’a vue devenir la première star internationale, celle pour qui Jean Cocteau aurait inventé l’expression « monstre sacré ». Comment l’avez-vous rencontrée ?
Jean-Luc Komada : C’était au musée de la Citadelle de Belle-Île-en-Mer. Une guide-conférencière, Nanie Clément, me présenta avec passion Sarah Bernhardt à travers des objets personnels, des sculptures et tableaux réalisés de sa main, quelques documents et des affiches de spectacles. J’avais six ans. Cette première rencontre fut une révélation. Enfant, j’ai ensuite souvent joué dans le fortin de la pointe des Poulains, alors abandonné et délabré, où Sarah Bernhardt avait vécu. Il y régnait une certaine ambiance. Bien que vide, il semblait encore habité. C’est ainsi que j’ai appris à la connaître, à m’imprégner de son univers, à imaginer sa conversation, ses goûts, ses parfums…
E.B. : Si on cherche à imaginer quels parfums elle pouvait porter, il est inévitable qu’elle ait senti, au moment de leur lancement, des créations aussi mythiques que Fougère royale, Jicky, Après L’ondée, L’Origan, Quelques fleurs, Chypre de Coty, et jusqu’au No 5 ! Ces œuvres de parfumeurs très renommés de l’époque n’ont pu échapper à son nez. Elle utilisait sans doute aussi, pour les besoins de sa toilette, les eaux de Cologne dont le XIXe siècle marque l’âge d’or. Mais elle a surtout été le témoin de la révolution esthétique que connaît la parfumerie de cette époque, avec l’entrée en scène de molécules de synthèse aussi extraordinaires que l’héliotropine, la coumarine, la vanilline, le salicylate d’isoamyle, les premiers muscs, les ionones, l’aldéhyde C-12… Toute la parfumerie moderne naît à cette époque. Elle voit l’apparition de nouvelles familles olfactives : les fougères, les orientaux, les chypres. Quel bouleversement ! Quant à dire quels étaient ses parfums préférés, les sources sont rares, malheureusement…
J.-L.K. : Son ami le compositeur Reynaldo Hahn écrivait à son sujet : « Le parfum de Sarah Bernhardt est si pénétrant que lorsqu’elle s’appuie sur votre bras, la manche en reste imprégnée pendant plusieurs jours ». On peut donc l’imaginer porter son choix sur des parfums capiteux. Elle aimait les lys blancs, ceux-là même dont elle est toujours entourée sur les affiches de Mucha, et aussi les camélias, en souvenir de l’héroïne de La Dame aux camélias qu’elle a tant de fois incarnée. Elle adorait porter des fleurs fraîches en petits bouquets accrochés à ses robes, et des violettes cousues à son décolleté.
E.B. : Le XIXe siècle connaît un très vif engouement pour les fleurs, et tout particulièrement la violette, en effet. Pour les femmes fortunées, les fleurs représentent un achat quotidien. À Paris, les marchés aux fleurs sont en plein essor, comme celui du quai Desaix, l’actuel quai de la Corse, ou celui des Halles, et les étals de bouquetières se multiplient également à travers les rues des grandes villes françaises. Elles gagnent l’intérieur des appartements et deviennent un attribut indispensable de la toilette féminine, que l’on soit duchesse ou simple grisette. Les lys sont le plus souvent associés à la pureté et les violettes à la modestie, mais chaque fleur a sa signification, et les marier en bouquets relève d’un art perdu, qui permettait pourtant de transmettre de véritables messages. Sarah Bernhardt maîtrisait certainement à la perfection ce langage des fleurs. Mais à côté de ces fleurs, très présentes, quels autres éléments olfactifs pouvait-on trouver chez elle ?
J.-L.K. : Il faut imaginer son appartement de la rue de Rome comme un bric-à-brac pittoresque et hétéroclite. Le sol était revêtu de tapis d’Orient, de fourrures aux odeurs puissantes d’ours blanc et d’ocelot sur lesquelles vivaient et batifolaient oiseaux, fauves, chiens et chats aux noms charmants et fantaisistes. Entre 1894 et1922, Sarah Bernhardt passe ses vacances d’été à la pointe des Poulains, à Belle-Île-en-Mer. Photographiée dans sa chambre, elle apparaît au milieu d’une profusion de bibelots, d’objets d’art, de tentures, de tapis, un chien à ses pieds, sous une cascade de fleurs. On peut imaginer un environnement olfactif très marqué, où se mêlent odeurs de fleurs, effluves d’animaux… qu’elle couvrait de senteurs elles-mêmes puissantes. L’écrivain Jules Renard en témoigne : « Non seulement le salon et les autres pièces embaumaient du parfum de ces bouquets souvent composés de lys ou de camélias, mais ils s’imprégnaient des essences tenaces et fortes à base d’ambre et de jasmin que répandait l’actrice, secouant à même les rideaux et les coussins le contenu des flacons. »
E.B. : Les arts décoratifs de la fin du XIXe siècle vont dans le sens d’une grande profusion, d’une décoration très chargée où des dizaines de petits objets se côtoient dans un cadre où le textile tient une grande part (tapis, tentures, nappes, meubles capitonnés). On peut en effet imaginer une atmosphère très dense, d’où il ne devait pas être facile de chasser l’odeur de poussière et de déjections animales, forcément attachée à tous ces éléments de textile.
J.-L.K. : Il ne faut pas oublier que Sarah Bernhardt était entourée d’une impressionnante ménagerie ! Chez elle, le puma côtoie le singe ou le perroquet, le guépard voisine avec de multiples chiens, les tortues, le boa, le caméléon, et de nombreux volatiles. Tous ces animaux imprègnent l’environnement de leurs odeurs de fauves, odeurs tenaces se mêlant à celles des fleurs, des textiles et des parfums qu’elle aime. Mais ce cadre olfactif domestique se surimpose finalement à un environnement naturel aux odeurs elles aussi très puissantes. Pour chercher l’inspiration ou exercer la puissance de sa voix, Sarah Bernhardt aimait, lorsqu’elle vivait dans son fortin à Belle-Île-en-Mer, se rendre à son promontoire face à la mer, pour déclamer les vers de son ami Victor Hugo. Pour rejoindre la falaise, elle traversait son jardin planté de tamaris, la lande embaumée d’ajoncs et de genêts. Elle humait à pleins poumons les immortelles de la Côte Sauvage mêlées à la fraîcheur saline des embruns. Peut-être l’odeur des caramels au beurre salé se mêlait-elle à la chaleur épicée des petites fleurs jaunes et à l’harmonie douce-amère de violettes et de gentiane. Elle baignait dans un univers olfactif très dense et très saturé, à son image. Cette évocation olfactive a d’ailleurs donné lieu à une composition imaginée par le parfumeur Alexis Dadier.
E.B. : Cette personnalité forte, étroitement liée par son métier à l’univers des cosmétiques, a su attirer l’attention des marques.au point qu’on a souvent fait d’elle la première égérie moderne de la publicité.
J.-L.K. : C’était une femme de spectacle dont la notoriété était inégalée, tant en Europe qu’aux États-Unis. Les marques ont joué de son aura. Le fait qu’elle ait été si souvent représentée en tant que comédienne, en particulier par Mucha, pour les besoins des affiches de ses spectacles, fait de son visage une icône divinisée par la gloire. Dans les années 1890, elle incarne la poudre de riz La Diaphane, de la parfumerie Mazuyer & Cie, dont les aches publicitaires sont l’œuvre de Chéret. L’étroitesse et l’évidence du lien qui est tissé entre son personnage et le produit fait d’elle la première égérie, celle qui ouvre la voie à l’utilisation de l’image des actrices pour promouvoir les marques à l’international, et bâtir les piliers fondateurs de ces filières industrielles.
E.B. : C’est un rôle qui, depuis toujours, était plutôt réservé aux souverains et souveraines, en effet. Et lorsque Guerlain formule son Eau de Cologne impériale (1853), à l’occasion du mariage d’Eugénie de Montijo et de Napoléon III, le parfumeur recherche certes une caution aristocratique pour son produit, mais il prend le soin de le présenter sous la forme d’un hommage à la nouvelle impératrice. Faire jouer ce rôle à une comédienne marque un changement de perspective très important et ouvre une voie promise à un long avenir. Sans que Sarah Bernhardt ne soit officiellement leur égérie, d’ailleurs, certaines marques semblent construire la publicité de leurs produits autour de visages de femmes qui évoquent le sien : les cheveux roux, bouclés, en faisant au besoin appel à Mucha lui-même pour les dessiner. L’exemple du lance-parfum Rodo est significatif : la femme représentée n’est pas Sarah Bernhardt, mais elle lui ressemble, et la marque se plaît à jouer l’ambiguïté, ce qui en dit long sur l’efficacité de l’utilisation de son image.
J.-L.K. : Son aura est immense et semble tout éclipser autour d’elle. La parfumerie Mazuyer & Cie deviendra d’ailleurs quelques années plus tard la Parfumerie Diaphane, la marque du produit devenant la marque de la parfumerie elle-même, et la poudre sera totalement associée à son égérie, en étant appelée très souvent « la poudre Sarah Bernhardt ». Cette femme a joué un rôle que l’on a sans doute du mal à imaginer aujourd’hui : celui d’un mythe, au-dessus des modes et des tendances. Elle était une artiste unique, au rayonnement rare, dont la postérité marquera plusieurs générations dans les milieux artistiques, politiques et socioculturels.
La Ménagerie de Sarah Bernhardt par Jean-Luc Komada, éd. Publishroom, 2016, 21 €.
Vous pouvez actuellement sentir un interprétation du parfum que Jacques Guerlain a créé en hommage à Sarah Bernhardt en 1900, Voilà pourquoi j’aimais Rosine, dans l’exposition « Eternel Mucha », au Grand Palais immersif à Paris jusqu’au 5 novembre 2023. Cette réécriture est signée Marie-Caroline Symard, de TechnicoFlor. Vous pourrez également y voir les nombreuses affiches où l’artiste représente l’actrice.
Visuel principal : Photographie de Sarah Bernhardt par Sarony Napoleon, 1891, Theatrical Cabinet Photographs of Women (TCS 2), Harvard Theatre Collection, Harvard University. Source : Wikimedia commons
Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.
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