Le vétiver, ombre et lumière

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Si cette plante tropicale est depuis longtemps un classique de la parfumerie, elle semble connaître un regain d’intérêt ces derniers temps, avec une multiplication de sorties où elle tient le beau rôle. Tour d’horizon de ses racines botaniques et de ses évolutions olfactives, éclairé par les regards des parfumeurs Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire) et Quentin Bisch (Givaudan).

Racines historiques
Le terme vétiver désigne plusieurs espèces du genre Chrysopogon appartenant à la famille des Poaceae (graminées). Plante herbacée vivace mesurant jusqu’à deux mètres, aux feuilles longilignes, étroites et légèrement coupantes, aux racines fines et denses pouvant atteindre trois mètres de profondeur, elle apprécie les sols sablonneux et calcaires. Si le vétiver pousse naturellement sous les latitudes tropicales et subtropicales, il est originaire du sud de l’Inde : son nom vient d’ailleurs du tamoul vettiveru et son emploi comme plante médicinale est attestée dans des traités ayurvédiques datant de 1000 avant JC. Elle n’est connue que plus récemment en Occident, comme le laisse deviner l’apparition tardive du terme « vétyver » dans la langue française, au XIXe siècle. « C’est une plante qui est en elle-même magique, par son historique, ses propriétés mais aussi par sa rusticité : elle résiste aux cyclones, permet d’éviter l’érosion des sols, et constitue une source de revenus essentielle pour certains pays comme Haïti », précise Marc-Antoine Corticchiato, parfumeur indépendant et fondateur de Parfum d’empire, qui lui a tout récemment consacré une création (voir plus bas). En effet, le vétiver n’est pas seulement utilisé en parfumerie : sa paille sert à la fabrication de toits de chaume, au fourrage, au tissage pour créer textiles et objets divers. Quant aux racines dont on tire la résine pour en extraire l’huile essentielle, elles sont également employées dans la cuisine indienne et africaine pour leur arôme. Leurs propriétés digestives et répulsives en font aujourd’hui encore un composant de choix dans la médecine ayurvédique. 

À géographie variable
Si plusieurs variétés sont cultivées, celle qui produit de l’huile essentielle destinée à la parfumerie est Chrysopogon zizanioides, dont la première analyse chimique date de 1809, mais chaque essence a ses spécificités liées à son origine.
Le principal pays producteur est aujourd’hui Haïti, où le vétiver a été introduit dans l’entre-deux-guerres. Il existe également une petite production à Java, en Indonésie, qui offre une essence plus fumée. À la Réunion, la production de vétiver Bourbon a quasiment disparu, faute de main-d’œuvre et de terrains disponibles. Il constitue pourtant « la référence en parfumerie : il a une profondeur, une richesse, une sophistication que l’on ne retrouve pas à ce point-là dans celui de Haïti. J’assistais parfois à sa récolte, avec Lucien Acquarone, un ami distillateur. Profondément ancré dans le sol, le système racinaire est difficile à extraire. Il s’en dégage une odeur très terreuse, qui se rapproche de la betterave, plus montante que l’essence », se souvient Marc-Antoine Corticchiato

Inflexions boisées
Une fois lavées, coupées et séchées au soleil, les racines peuvent être distillées. L’huile essentielle obtenue, dont les composants à l’impact olfactif le plus puissant sont l’isovalencénol, le khusimol, l’alpha-vétivone et la bêta-vétivone, constitue « la note boisée la plus lumineuse de la parfumerie, avec ses facettes pamplemousse, que Jean-Claude Ellena a mis en avant aux côté de l’Iso E Super [dans Terre d’Hermès, voir ci-dessous]. Alors que les agrumes sont des notes de tête, le vétiver cette particularité formidable : plus le parfum s’évapore, plus les facettes colorées, zestées du pamplemousse se dévoilent. C’est une essence très complexe, qui présente également des notes terreuses, racinaires et boisées plus ou moins fumées », décrit Quentin Bisch, parfumeur chez Givaudan qui a signé Vétiver écarlate chez l’Artisan parfumeur (voir plus bas). 
Les parfumeurs peuvent alors décider d’en exacerber certaines facettes : « la chimie nous offre une aide précieuse avec l’acétate de vétivéryle, une molécule boisée, dépoussiérée de ses notes terreuses pour ne conserver que sa quintessence lumineuse de pamplemousse et un côté crémeux, comme un cèdre moins sec et plus lumineux. À l’inverse, pour mettre en avant ses facettes fumées, on peut avoir recours au cypriol, au bois de gaïac, ou même à des matières fumées cuirées comme le bouleau et le styrax », poursuit le parfumeur. 
Le vétiver est un incontournable de la parfumerie et joue notamment un grand rôle dans les masculins. Dans les créations grand public cependant, « la plupart du temps, on habille l’essence pour diminuer ses facettes terreuses et racinaires. J’ai ainsi toujours trouvé les grands classiques un peu trop policés, lissés, avec cette tête citrus récurrente. Plus récemment, on s’est mis à jouer sur l’accord fruité rhubarbe ou pamplemousse », explique Marc-Antoine Corticchiato. 


En territoire parfumé

Tenter de dresser la liste complète des interprétations olfactives de la matière serait donc illusoire, et ce n’est pas exactement le propos de cet article. 
Mais on ne saurait comprendre les sorties actuelles sans un rapide aperçu de l’histoire de la note. Pionnier en la matière, le Vétiver de Carven est l’un des premiers à porter ce nom, même s’il vient après le Vétiver Royal Bourbon d’Oriza L. Legrand datant de 1914. Édouard Hache, qui l’a composé en 1957, l’a mêlé à un accord fougère, escorté d’une lavande et d’une fève tonka, proposant un archétype du masculin classique. Il sera réédité à deux reprises, mais on retient heureusement celle plus réussie de 2014, signée Nadège Le Garlantezec
Fervent admirateur de ce grand initiateur, Jean-Paul Guerlain s’empare de la note en 1959 pour jouer sur son dualisme en clair-obscur, entre ouverture citronnée et fond fumé et boisé, qui devient à son tour un grand classique, initiant une longue lignée de vétivers à l’ouverture hespéridée. Terre d’Hermès en fait partie, tout en constituant « un virage dans le travail de la note, même si ne s’agit pas “que” d’un vétiver », indique Marc-Antoine Corticchiato. Jean-Claude Ellena introduit en effet une rupture dans l’écriture classique en jouant sur l’Iso E Super pour faire ressortir l’aspect pamplemousse, plus fruité mais toujours zesté, sur une structure boisée sèche, épicée et fumée. Sorti en 2006, il constitue toujours l’une des meilleures  ventes de la marque, soutenu par ses diverses déclinaisons. Le même parfumeur l’avait trois ans plus tôt accompagné de notes plus gourmandes, céréalières et amandées, dans le Vétiver tonka des Hermessences. L’année 2006 voit aussi sortir un autre grand vétiver avec Encre noire de Nathalie Lorson pour Lalique, construit autour des essences de Bourbon et Haïti, et qui explore ses facettes plus sombres et denses. Dévoilant au contraire la luminosité de la matière, Vétiver extraordinaire composé par Dominique Ropion en 2002 a également fait date. Composé suite à la découverte d’une distillation moléculaire LMR du vétiver Haïti que le parfumeur dose à 25%, il constitue un vétiver purifié de ses notes camphrées et terpéniques. On notera également la triple interprétation d’Isabelle Doyen pour la marque (très confidentielle !) LesNez, dans un Turtle vétiver au caractère bien trempé avec ses inflexions médicinales.
Si la plante a surtout été synonyme de masculinité sur le marché du parfum, elle a également connu une interprétation plus féminine (même si l’on sait bien que les parfums, comme les anges, n’ont pas de sexe) sous les doigts d’Alberto Morillas dans Le Baiser du dragon de Cartier, sorti en 2003, dans une partition évoquant un Orient fait de baumes, chaleureux et feutré. Une chaleur que l’on retrouve dans l’eau de toilette Sycomore qui rejoint la collection des Exclusifs de Chanel en 2008. Jacques Polge y travaille un contraste de résines et de bois sculpté d’encens, réédité en version eau de parfum en 2016, puis en extrait en 2022, cette fois-ci signé Olivier Polge.

Un parfum de renouveau ?  
Face à un grand nombre de lancements récents qui mettent en avant la matière, force est de constater qu’elle connaît un regain d’intérêt ces derniers mois. La publication de notre ouvrage Le Vétiver en parfumerie dans la collection « Nez+LMR  Cahiers des naturels » en 2020 aurait-elle eu une quelconque influence sur cette nouvelle mise en lumière du vétiver dans les créations ? Quoiqu’il en soit, de quelle façon les parfumeurs renouvellent-ils son interprétation ?
Certains choisissent de la marier à une autre note parfois antagoniste, provoquant ainsi le Clash Radish Vetiver chez Comme des garçons en 2019. Sur le ring, un radis aux inflexions moisies met la racine à terre. 
Pour la maison Lesquendieu en 2021, ce sont des gants de boxe qui frappent la note, dans un Cuir Vetyver « représentant force et puissance ». 

Mais le vétiver n’est pas toujours bagarreur : il sait aussi se montrer charmant, valsant avec l’iris pour chanter « le charme de nos amours » dans Vétiver & iris de Céline Ellena pour la marque 100Bon. Celle-ci se souvient d’un amant perdu avec « les matières racines, qui renvoient symboliquement au palais de la mémoire et apportent leur aspect tactile au parfum, sont contrebalancées par une envolée d’épices ». 

100Bon, Vétiver & iris, 2021

Le parfumeur indépendant Hiram Green a quant à lui imaginé ce que serait « la fragrance des célébrités à l’âge d’or d’Hollywood : élégant et charmant, mais aussi dynamique et audacieux ». Toujours composé en 100% d’origine naturelle, Vetiver s’ouvre sur des notes hespéridées et mêle les essences d’Haïti et de Java au cèdre et à l’ambrette.

Hiram Green, Vetiver, 2021

Parfum d’ailleurs également avec Molinard qui propose  désormais dans sa collection consacrée aux matières un Vétiver qui nous « fait voyager dans ces paysages de terres arides et exotiques ». Les essences de Java et d’Haïti y sont entremêlées, parsemées d’ambre, de lavande et de violette. 

Molinard, Vétiver, 2021

La matière reprend la route en 2022 chez l’Orchestre parfum, qui propose des correspondances entre fragrance et musique. Associé à l’odeur du blues du Mississipi dans un « contraste magique entre lumière et obscurité, joie et mélancolie  », Vétiver Overdrive est signé Amélie Bourgeois et Anne-Sophie Behaghel du studio Flair.

L’Orchestre parfums, Vétiver Overdrive, 2022

C’est sur les flots que nous emmène Vetivera chez Le Couvent. Jean-Claude Ellena nous sert ici un « cocktail de vétiver haïtien et de poivre noir de Madagascar », pour une composition vogant sur « un parfait équilibre des genres » qui le détache de la catégorie des masculins auquel on le cantonne souvent. 

Le Couvent, Vetivera, 2022

La marque Scents of Wood (traduite en français par L’Âme du bois), qui a pour particularité d’employer des alcools vieillis en fûts pour la dilution de ses concentrés, imagine quant à elle un vétiver en fleur. La parfumeuse Natasha Côté-Mouzannar nous offre ainsi dans Vetiver in Bloom « un paysage magique où la tendresse des fleurs nouvelles rencontre la profondeur terreuse » d’un vétiver Haïti LMR.

Scents of Wood, Vetiver in Bloom, 2022

Interprétation florale toujours chez Guerlain : dans la récente Aqua Allegoria Nerolia Vetiver, Delphine Jelk « souligne la blancheur du néroli », dans un paysage méditerranéen célébrant « l’amour de l’Italie », avec un clin d’œil en forme de figue et de basilic.

Guerlain, Aqua Allegoria Nerola Vetiver, 2022

Glissant hors des flots, le vétiver iodé travaillé par Quentin Bisch dans Kenzo homme intense en 2021 retranscrit l’image d’une « peau sortie de l’eau et chauffée au soleil ».
Il choisit ensuite de le travailler dans un tout autre registre, en proposant une composition à L’Artisan parfumeur : « J’avais créé un vétiver – feuille de tomate que je leur ai présenté : cette ébauche de ce qui allait devenir a donné l’impulsion au reste de la collection. Sur leurs conseils j’ai en effet imaginé quatre parfums autour du potager. La difficulté, mais aussi tout le pari de la gamme, était d’avoir un propos fort, en étant le plus lisible possible, tout en restant portable et agréable, ce qui n’est pas facile lorsqu’on travaille les notes de légumes facilement associées à des références alimentaires.
Avec Vétiver écarlate, j’ai été dans la continuité de ce que Jean-Claude Ellena avait créé autour du pamplemousse,  avec un focus sur des notes vertes soufrées, et tout un travail sur des facettes racinaires. C’est l’Akigalawood, un dérivé du patchouli rappelant aussi le vétiver qui donne sa structure au parfum, sa tenue et sa nervosité boisée »
, explique le parfumeur. 

L’Artisan parfumeur, Vétiver écarlate, 2022

Quentin Bisch est également  à l’origine d’une troisième création mettant à l’honneur la racine cette année : Encelade, pour Marc-Antoine Barrois. Il y dépeint « l’image d’une nature luxuriante », en « illuminant le vétiver par une rhubarbe acidulée, mis en parallèle avec un cuir fumé, construit autour de la quinoléine, avec des facettes plus orientales, à l’aide de la fève tonka et de notes santalées », poursuit-il.

Marc-Antoine Barrois, Encelade, 2022

Aux Éditions de parfums Frédéric Malle, le vétiver, composé cette fois-ci par Maurice Roucel, prend en 2022 le nom d’Uncut Gem, et se trouve mêlé aux cuir, encens, ambre et musc (et une bonne dose d’Ambrocénide) pour une promesse de « sillage brutal et irrésistible » contrastant avec l’ouverture fraîche d’agrumes et de gingembre. 

Éditions de parfums Frédéric Malle, Uncut Gem, 2022

D’autres proposent d’en modifier l’usage. Dans sa collection de parfums autour de la résine qui lui donne son nom, sortie en 2022, Olibanum propose ainsi un Vétiver « croquant rafraîchi par des pointes de mandarine et de géranium » à superposer avec les autres parfums de la marque, selon le concept du layering. 

Olibanum, Vétiver, 2022

Certains enfin choisissent de revenir à ses racines, à l’essence même de la plante. C’est le cas de Marc-Antoine Corticchiato, qui avoue « ne pas l’avoir retrouvée dans les interprétations classiques, trop citadines, qui viennent lisser le vétiver. Je trouvais cela dommage car c’est une matière que j’aime, mais que je n’avais jamais mise en avant dans ma marque : j’ai donc finalement décidé de proposer ma propre interprétation, de mettre en lumière son aspect duel, à la fois certes élégant, mais aussi très “roots”, sauvage. J’ai essayé des tas de pistes, ça a été finalement assez complexe : je voulais créer un parfum matière première avec cette odeur de racine arrachée à la terre, mais aussi dessiner un paysage, celui du souvenir de l’arrachage au petit matin à la Réunion, auquel nous assistions avec Lucien Acquarone. Pour l’aspect altier, j’ai utilisé de l’iris qui a cette élégance inhérente, et de l’angélique, relativement peu courante en parfumerie, qui confère un départ vert croquant, lumineux, amplifié par la graine d’ambrette que j’affectionne beaucoup. Pour le côté plus roots : le cèdre, les clous de girofle de Madagascar ». Pari réussi : Vétiver Bourbon se révèle à la fois lumineux et profond, dense et évident.

Parfum d’empire, Vétiver Bourbon, 2022

Et demain ?
Avec ses bénéfices environnementaux et son histoire dans l’industrie, il y a fort à parier que le vétiver a de beaux jours devant lui. Givaudan a ainsi récemment financé des plantations dans du sable de terres arides au sud-est de l’Inde, qui a permis d’obtenir une l’huile essentielle de vétiver des sables India Orpur dans sa gamme Naturals. Et parce qu’il constitue un parfum à lui seul, les parfumeurs n’ont pas fini d’en explorer les facettes. Marc-Antoine Corticchiato aimerait ainsi « incontestablement pousser les épices, pour le lier avec ses racines indiennes où celles-ci ont un rôle centrale », confie-t-il.

Pour en savoir plus sur le vétiver, voir Le Vétiver en parfumerie dans la collection « Nez+LMR  Cahiers des naturels »

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Commentaires

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Passionnant, merci Jessica ! (même si en dehors de Radish Vetiver, comme des garçons a quand même sorti une jolie cologne vétiver avec Vettiveru, à mon sens… :-))

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