Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Mandy Aftel se souvient de Joy de Jean Patou, la fragrance que portait sa mère. Un choc olfactif à l’origine de sa vocation.
Comme pour la plupart des gens – consciemment ou non – mes souvenirs les plus anciens et mes plus grandes émotions sont intimement liés aux odeurs et en sont imprégnés. Ainsi, Joy de Jean Patou m’évoque ma mère venant m’embrasser pour me souhaiter bonne nuit, le samedi soir, avant de sortir avec mon père. Le nuage de sa signature olfactive m’enveloppait, couplé à l’infinie douceur et aux notes animales de son manteau de vison. J’étais également envoûtée par le scintillement des mystérieux flacons minutieusement alignés sur le bord du miroir de sa coiffeuse, avec leurs breloques d’où pendaient des étiquettes manuscrites stylisées et bordées de dorures.
Son parfum – sophistiqué, chic, taillé pour la nuit – me semblait résonner comme le chant d’une sirène. Joy, composé par Henri Alméras en 1929, est un assemblage de pétales enivrantes (jasmin, rose ylang-ylang, tubéreuse) sur un fond chaud et animal. La fragrance entêtante et narcotique de ces fleurs me transportait, en imagination, vers des lieux exotiques. La forte résonance de cette mémoire sensorielle et la prise de conscience du mystérieux pouvoir primitif que l’olfaction peut avoir sur nous sont à l’origine de ma vocation. En cela, les odeurs en général – pas simplement une seule – ont changé ma vie. Superposer des essences – et notamment celles des fleurs, comme le jasmin, avec l’unification très « yin et yang » des notes à la fois fécales et florales – cela a résonné en moi.
Lorsque je crée un parfum, tout découle de la qualité des essences naturelles et de leurs facettes aromatiques. Mon plus grand plaisir est ainsi de sourcer mes matières premières auprès de petits cultivateurs aux quatre coins du monde et de les comparer, en recherchant la meilleure expression possible de la rose ou du jasmin, par exemple. Quand vous composez un floral exclusivement à partir d’une palette naturelle, vous vous confrontez à la complexité intrinsèque de chaque essence. Cette complexité s’amplifie lorsque plusieurs fleurs aux notes entêtantes sont associées. C’est comme tenter d’harnacher ensemble plusieurs purs-sangs fougueux. Mais en ajoutant une note animale comme de l’ambre gris, on parvient à les dompter. Les fleurs dialoguent soudain entre elles avec une grâce qui semble venue d’ailleurs.
Joy, qui représente à merveille cet équilibre majestueux, a influencé deux de mes compositions. Parfum privé s’appuie sur la symphonie de quatre notes fondamentales : une suave absolue de fleur d’oranger et un osmanthus fruité enrobé par des facettes musquées d’ambrette et un ambre gris chatoyant, sans qu’aucune de ces tonalités ne tire la couverture à elle. Il y a aussi Lumière, un floral élégant à la texture transparente et lumineuse, que j’ai créé en utilisant uniquement des essences naturelles et des isolats. C’est ma vision d’un bouquet floral élégant de chèvrefeuille, de boronia, de magnolia et de fleur de tilleul sur un accord de thé vert traversé par l’ambre gris.
Mandy Aftel, le 15 juillet 2023.
- Nez a récemment publié la traduction française d’Essences & Alchimie de Mandy Aftel, réalisée par Sarah Bouasse.
Visuel principal : © Foster Curry
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