L’odeur de mon père, par Clara Muller

Mousse à raser, blouson en cuir, eau de Cologne ou plat mijoté… Quels sont les souvenirs olfactifs qui gravitent autour de nos pères ? C’est la question que nous invite à nous poser Clara Muller dans ce témoignage personnel et émouvant, que nous vous proposons à l’occasion de la fête des pères – après le texte de Sarah Bouasse pour la fête des mères.

Je n’ai pas le souvenir que mon père ait jamais porté de parfum. Ou plutôt si : je me souviens que dans les très rares occasions où il s’aspergeait du contenu d’un flacon indéfini évoquant l’after-shave, quelque chose me paraissait sentir étrangement faux. Comme si cela n’était pas vraiment mon papa qui se tenait là dans cette odeur de barbier, mais un imposteur. L’apposition de cette fragrance sur sa personne me faisait l’effet d’une dissonance cognitive, d’un bug dans le système. Parmi toutes les odeurs que j’associe à mon père – et il y en a beaucoup – aucun parfum n’a jamais eu sa place.

Mon père, c’est avant tout l’effluve du café matinal – « Café ! » étant presque toujours son premier mot au réveil – qu’il agrémente systématiquement d’une goutte de lait et bien souvent d’une tartine de camembert ou de roquefort joyeusement trempée dans le bol. Café au lait et fromages bien faits sont donc les premiers effluves que j’associe à mon père, parce qu’ils étaient les premiers dans mon enfance et adolescence à accompagner nos journées ensemble, souvent à grand renfort d’expressions de dégoût de la part de ma mère, et parfois de la mienne.

L’autre senteur qui s’est toujours attachée à lui est celle de la cigarette. Celle-ci imprégnait le moindre de ses vêtements et chaque centimètre carré de son bureau, de la moquette jusqu’aux voilages grisés par la fumée, en passant par son pouf en cuir noir dans lequel nous aimions nous jeter. Cette odeur que j’ai aujourd’hui en horreur m’était, tant que j’habitais chez mes parents, assez familière pour ne pas me déplaire. Je me souviens particulièrement d’un cendrier en bois de thuya, rapporté d’un voyage au Maroc, qui trônait la plupart du temps sur son bureau mais l’accompagnait aussi dans toutes les pièces de l’appartement au gré de ses déplacements. Les émanations mélangées des cendres, du tabac froid et du bois lui-même m’intriguaient suffisamment pour que je sois régulièrement tentée de soulever la partie supérieure de l’objet afin d’en renifler le contenu.

L’odeur de ses cigarettes – que je l’ai presque toujours vu rouler lui-même – se mêlait également particulièrement bien à celles de l’épais gilet noir en bouclettes de laine et pièces de cuir qu’il portait constamment à la maison. Elle s’y mariait probablement avec les odeurs de sa peau et de sa sueur, ces odeurs intimes qui ne nous rebutent jamais chez les gens qu’on aime. Le gilet, désormais très usé, quitte moins la penderie, mais j’y glisse toujours le nez lors de mes visites – et je suis sûre que mon frère en fait autant ! Il n’y a pas si longtemps, ce dernier me rappelait également la manière que nous avions, pour reconnaître son scooter garé parmi tant d’autres, de renifler l’intérieur des couvertures qui tiennent les jambes des motards au chaud et au sec. C’est ainsi au nez que nous identifiions formellement le véhicule paternel !

Cuisinier de la famille – ma mère s’occupait plus spontanément de pâtisserie –, mon père mettait et met toujours beaucoup d’énergie et de détermination à préparer divers plats de viandes : des crépinettes de porc lors des vacances en Normandie, des courgettes farcies à la chair à saucisse pour mes anniversaires, mais aussi, à certaines occasions, du pot au feu longuement mijoté, de l’épaule d’agneau rôtie à l’ail, ou encore des plats plus typiques des régions d’origine de ses parents, comme la choucroute à la saucisse de Strasbourg ou les fasírts, ces boulettes de viande hongroises que préparaient sa mère et sa grand-mère avant lui. Des effluves étrangement nostalgiques pour la végétarienne que je suis devenue ! A priori moins réjouissante, l’odeur des fonds de casseroles brûlés, qu’il oubliait périodiquement sur le feu malgré ses talents de cuisinier, convoque également le souvenir souriant des week-ends en famille et des hurlements d’exaspération de ma mère face à tant de distraction…

Il y a aussi toutes ces senteurs qui s’attachent aux souvenirs heureux des aventures dans lesquelles  mon père nous guidait : celles, vivantes, des balades dominicales en forêt, mais aussi celles du local à vélo de l’immeuble au départ et au retour de ces balades ; l’odeur humide et argileuse de la géosmine dans les grottes que nous explorions à chaque séjour dans le Lot ou le Lubéron ; les effluves de plastique du masque de plongée tiède juste après avoir craché dedans pour éviter la formation de buée ; les relents à la fois synthétiques et moussus des tentes déployées lors des bivouacs dans les Alpes ; le parfum tiède et poussiéreux des hamacs en toile dans lesquels nous faisions la sieste l’été ; les exhalaisons piquantes des feux de bois, allumés indifféremment dans une cheminée ou en plein air, et qui s’accrochaient à ses cheveux noirs… Tout cela, c’est aussi « l’odeur de mon père ».

Peut-être est-ce parce qu’il y a là déjà tant de richesses que l’idée ne m’est jamais venue de lui offrir un parfum. Alors qu’au fil des ans j’ai cherché pour chacun de mes proches la fragrance qui leur siérait et exalterait leur être, cette quête ne s’est jamais manifestée dans le cas de mon père. Parfois, tout est déjà tellement là, absolu de sens et d’évidence, toutes les odeurs déjà si sédimentées dans la mémoire et l’imaginaire, qu’un jus n’aurait rien de plus beau à raconter. À la manière de cette ancienne odeur d’after-shave, je crois qu’un parfum ne pourrait que voler l’odeur de mon père. Et cela, je ne saurai le permettre.

Visuel principal : © Laure-Emmanuelle Muller

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