Le poids des odeurs

Cette publication est également disponible en : English

Impliqué dans la détection du goût des aliments et dans la régulation de la faim, notre odorat intervient-il dans les pathologies métaboliques telles que l’obésité ou psychiatriques comme l’anorexie ? Les chercheurs étudient cette piste et explorent les possibilités thérapeutiques qu’elle esquisse. À l’occasion de la Journée mondiale contre l’obésité ce samedi 4 mars, nous vous proposons de redécouvrir un article d’Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #10 – Du nez à la bouche.

Notre nez peut-il influencer notre choix de dessert ? C’est ce que Stéphanie Chambaron, docteur en psychologie cognitive, chargée de recherche au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon, a étudié au cours d’une expérience. Après avoir convoqué des participants sous un faux prétexte, elle a exposé une partie d’entre eux à une odeur de fruits ou de viennoiserie – si faible qu’ils n’en ont pas pris conscience –, puis a observé comment ils composaient leur plateau repas pour le déjeuner à partir d’un buffet. Les résultats sont parlants. Les personnes orientent plus naturellement leur choix vers « un dessert à faible densité énergétique (une compote) lorsqu’elles ont été [mises en contact] avec une odeur de poire » que lorsque aucune senteur n’a été diffusée, relève la psychologue. A contrario, un fumet de pain au chocolat oriente davantage d’adultes vers un dessert à haute densité énergétique (une gaufre). Stéphanie Chambaron insiste cependant sur le fait que, si une odeur peut influencer notre envie d’« aller vers » un certain type de mets, elle ne peut pas, à l’inverse, nous refréner. En outre, précise-t-elle, « l’effet de l’amorçage olfactif est encore plus marqué chez les personnes atteintes d’obésité ».
Cette maladie métabolique touche environ 9 millions de Français. Liée à la mauvaise gestion énergétique du corps, elle se caractérise par une accumulation excessive de tissus adipeux et un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 kg/m2 chez l’adulte. Cet indicateur est calculé en divisant le poids (en kilogrammes) par la taille au carré (en mètres), comme si on nous étalait au sol et qu’on évaluait la densité de notre superficie.
Affirmer qu’une corrélation existe entre obésité et troubles olfactifs n’est pas chose aisée. Dans la littérature scientifique, une dizaine d’articles abordent cette question, mais leurs résultats se contredisent. L’une des études montre une absence de lien, tandis qu’une autre conclut à une hypersensibilité aux effluves alimentaires. Selon cette dernière, conduite par Lorenzo Stafford, du centre de psychologie évolutionniste et comparée de l’université de Portsmouth, en Angleterre, les personnes dont l’IMC est supérieur à 30 kg/m2 sont plus sensibles à une odeur de chocolat que celles dont l’IMC est inférieur, et la jugent plus agréable. Pourtant, parmi l’ensemble des articles, huit observent une baisse assez profonde de la capacité de détection olfactive en cas d’obésité, ce qui correspond aux données recueillies en étudiant des rongeurs rendus obèses par un régime hypercalorique. Brynn Richardson, du centre médical de l’université du Nebraska, aux États-Unis, a démontré un lien entre baisse de l’acuité olfactive et IMC élevé. Et en 2018, Mei Peng, du département de sciences de l’alimentation de l’université d’Otago, en Nouvelle Zélande, a conclu à une baisse d’acuité olfactive chez les personnes ayant un IMC supérieur à 40 kg/m2. Celle-ci est toutefois réversible, relevait-elle, dans le cas de patients ayant subi une intervention de chirurgie bariatrique pour perdre du poids.

Circuit de satiété

Quelle serait la corrélation entre les problèmes de sensibilité olfactive et l’obésité ? Selon certains auteurs, cette dernière pourrait être la conséquence des défaillances de perception, et non l’inverse, souligne Stéphanie Chambaron. L’odorat, quand il fonctionne normalement, fournit en effet des informations aux circuits de satiété et de récompense pour leur permettre d’estimer la qualité de la nourriture et les quantités à ingérer. La psychologue cite une autre étude de Mei Peng, selon laquelle les personnes dotées de capacités olfactives moindres seraient amenées à consommer davantage de nourriture que celles dont le poids et l’odorat sont dans la norme pour atteindre un niveau équivalent de sensations alimentaires.
Une hypothèse encore discutée mais très répandue, soutenue notamment par Serge Ahmed, de l’Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux, apporte une explication. Selon le directeur de recherche au CNRS, ce comportement serait lié au fait que la nourriture sucrée et grasse sollicite les mêmes circuits cérébraux de récompense et de plaisir que les drogues : le système dopaminergique. Dans tous les cas, l’obésité se caractérise par une inflammation cérébrale qui est délétère pour les neurones olfactifs de la muqueuse comme pour les neurones du système olfactif dans le cerveau. En effet, plus la masse de tissu adipeux augmente, plus celui-ci libère de molécules pro-inflammatoires toxiques pour l’organisme, conduisant à une inflammation dans les articulations, le foie, les intestins et le cerveau. Une hypothèse serait alors que la neurogenèse qui permet le renouvellement des neurones de la muqueuse et du bulbe olfactif s’affaiblirait en réaction à cette inflammation.

Leptine, insuline, ghréline

De l’autre côté du spectre de l’IMC – la limite supérieure est située entre 14 et 17,5 kg/m2 – se trouvent les personnes atteintes d’anorexie, un trouble du comportement alimentaire (TCA), au même titre que la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Quelque 600 000 personnes en France et 1 à 2 % de la population mondiale souffrent de TCA. Ces pathologies psychiatriques touchent essentiellement les femmes (huit patients sur dix), et un tiers des personnes atteintes souffrirait d’une forme chronique.
Les travaux de Nora Rapps et de son équipe au département de médecine psychosomatique et de psychothérapie de l’hôpital universitaire de Tübingen, en Allemagne, montrent une nette diminution de la sensibilité olfactive chez les personnes anorexiques, dont les raisons sont inconnues. Comme dans le cas des sujets atteints d’obésité mais de façon exactement inverse, cette baisse semble réversible dès lors que les patients reprennent du poids. En outre, l’ancienneté de l’anorexie influence les capacités olfactives : en début de maladie et de perte de poids pathologique, une hypersensibilité est parfois constatée avant la bascule vers l’hyposensibilité, qui survient très rapidement. Les personnes souffrant de boulimie dont l’IMC ne change pas profondément ne semblent pas avoir ce problème.
Pourquoi les variations de l’IMC affectent-elles le cerveau et l’odorat ? Derrière la prise ou la perte de poids, se cache une machinerie hormonale chargée de réguler le métabolisme énergétique, par exemple la glycémie, en fonction des besoins et de la prise alimentaire. Cela nécessite une coordination entre le cerveau, le foie, le pancréas, le tissu adipeux, les intestins et les muscles. Une communication qui passe par des hormones : leptine, insuline, ghréline. Quand nous avons faim, la balance penche en faveur de la ghréline ; notre odorat devient alors plus fin, ce qui facilite la recherche de nourriture. Une fois que nous sommes rassasiés, l’odorat fait partie des sens qui le signalent au centre de la satiété, lequel contrôle la synthèse de ces hormones. Et l’équilibre entre celles-ci est modifié. Mais si l’IMC varie pathologiquement, tout ce système dysfonctionne.
Or, les cellules du bulbe olfactif, par exemple, disposent d’un grand nombre de récepteurs de la leptine, de l’insuline et de la ghréline. Les brusques variations de concentration de ces substances, dans un sens ou dans l’autre, perturbent donc la prise alimentaire mais aussi l’odorat (sensibilité des neurones olfactifs, fonctionnement du bulbe olfactif). En ce sens, les modifications de la sensibilité olfactive constatées chez les patients anorexiques sont peut-être une conséquence du dérèglement hormonal qu’ils connaissent.

« Restriction cognitive progressive »

En outre, ces personnes engagent un réel combat contre le stimulus, note Vincent Dodin, professeur agrégé de psychiatrie à l’université catholique de Lille. Éliminant de leur régime alimentaire tout ce qui peut paraître calorique, elles évitent également d’être exposées aux senteurs de ces mets. « Un classique chez les anorexiques est de restreindre le panel d’odeurs alimentaires pour n’avoir que la pomme ou deux, trois légumes comme aliments ; le reste est progressivement mis à l’écart de leur sémantique olfactive, voire oublié », résume le psychiatre, qui parle de « restriction cognitive progressive ». Des effluves appétissants sont, pour ces sujets, porteurs d’une menace de prise de poids : il faut s’en méfier. Leur perception conduira ainsi à un renforcement du comportement restrictif : « Il y a une habituation dans la lutte, des distorsions cognitives, des mécanismes de traitement de l’information “odeur” qui induisent des comportements de rejet », explique Vincent Dodin. De nombreuses personnes atteintes d’anorexie altèrent consciemment, d’après lui, le goût ou la senteur de certains aliments pour s’interdire tout plaisir. Ajouter d’importantes doses de sel, d’épices, de poivre, de moutarde, de vinaigre, voire brûler un plat avant de l’ingérer s’inscrivent « dans une démarche quasi masochiste ou douloureuse ». Ce type de stratégie pathologique suractive les trois structures sensorielles impliquées dans la dégustation : l’odorat, le goût et surtout le système trigéminal, qui perçoit notamment le piquant. L’aversion ainsi déclenchée débute avant même la première étape de la digestion. Cette dernière ne fait que renforcer le dégoût, pouvant aller jusqu’à engendrer des vomissements. Des signaux sont envoyés au cerveau pour l’alerter sur ces aliments, afin qu’ils ne soient plus consommés dans un futur proche. Le rejet des odeurs alimentaires positives devient ainsi quasi catégorique pour les personnes anorexiques.

Ateliers d’« éveil des sens »

Celles-ci peuvent, de plus, percevoir les senteurs comme trop invasives à cause de leur volatilité, de leur rémanence et de leur capacité à s’infiltrer partout. Dans le documentaire Chère anorexie de Judith du Pasquier, Emmanuelle Dor-Nedonsel, pédopsychiatre au CHU de Nice, cite l’exemple d’une patiente chez qui la seule présence de farine en suspension dans l’air induisait de l’angoisse : elle craignait de l’inhaler et ainsi de grossir. Il n’est pas rare que les jeunes filles qu’elle prend en charge souffrent de distorsions cognitives. Elles ont par exemple un sentiment « de satiété après avoir senti du gras : sentir un petit beurre leur donne l’impression de l’avoir mangé ».
À l’inverse, dans le cas d’une boulimie ou d’une hyperphagie boulimique – autres TCA –, « les odeurs vont plutôt avoir le rôle de starter », note Vincent Dodin. Passer devant une boulangerie dont émanent des arômes de croissant peut déclencher la crise.
Le psychiatre et son équipe à Lille conduisent des ateliers d’« éveil des sens », qui s’inscrivent, pour les patients, dans une démarche de réappropriation de leur alimentation destinée à retrouver un IMC normal. L’objectif est « de réapprendre à élargir la palette d’odeurs avant même d’ingérer les aliments ». Une diététicienne présente un certain nombre d’effluves alimentaires, et la gamme s’enrichit au fil des séances, pour développer cette compétence olfactive perdue à un moment donné ou insuffisamment exercée depuis toujours.
Vincent Dodin propose également de travailler autour des senteurs dans le cadre de repas thérapeutiques, exercice qu’il rapproche d’une forme de méditation de pleine conscience. Au cours de ces rendez-vous animés par des professeurs de cuisine ou des chefs de la région, les patients anorexiques sont encouragés à se concentrer sur l’odeur des aliments, mais aussi sur leur texture, leur goût et sur les émotions négatives ou positives déclenchées par ces sensations. C’est un travail sur la durée : les cycles durent six semaines, avec une à trois sessions par semaine.

« Verrouillage émotionnel »

Emmanuelle Dor-Nedonsel mène une démarche similaire dans son établissement, à Nice. Initialement centré sur le goût, l’atelier a très vite évolué pour se concentrer sur l’olfaction. Une décision prise après avoir constaté les difficultés des patientes anorexiques à mettre les aliments en bouche : « Elles reniflaient les propositions qui leur étaient faites plutôt que de les ingérer. » La séance se déroule en petit groupe de six ou sept jeunes filles et deux soignantes. Deux senteurs sont présentées : une alimentaire et une végétale (bois ou fleur). Les patientes sont ensuite questionnées sur leur perception hédonique de ces odeurs et invitées à s’exprimer librement, par écrit, afin qu’elles ne soient pas influencées par les autres participantes et que l’équipe puisse garder une trace de leur évolution individuelle. Des feuilles blanches, des crayons et des feutres sont mis à leur disposition.
Le corps médical cherche ainsi à identifier avant tout les émotions rattachées à ces parfums. Lors des premières sessions, celles-ci affirment souvent ne rien sentir et rendent des feuilles blanches. Pourtant, Emmanuelle Dor-Nedonsel estime qu’il s’agit surtout « d’un verrouillage émotionnel ». Froides, rigides, les jeunes filles apparaissent souvent comme indifférentes, note-t-elle, « alors que c’est probablement davantage de l’ordre du contrôle, du contenu : ce serait trop fort de se laisser aller à avoir des émotions ».
Les psychiatres s’accordent pour dire que la voie sensorielle, notamment olfactive, est un chemin d’accès aux émotions et que son utilisation permet de réactiver les traces mnésiques chez les personnes souffrant de TCA. Vincent Dodin en est convaincu, l’odeur est un excellent médiateur pour travailler avec ces dernières. « On s’est rendu compte que beaucoup de patients présentant des troubles alimentaires avaient subi des traumatismes qui les avaient amenés à développer des mécanismes de défense pour ne pas avoir à se souvenir. Beaucoup d’entre eux ont des difficultés à se rappeler précisément les événements anciens de leur vie, car il y a une sorte de hantise, d’angoisse. » Or les odeurs sont un lien direct vers la mémoire dite autobiographique [voir « La mémoire en sentant » dans Nez #1] ; elles peuvent donc être à même de faire émerger des réminiscence douloureuses, « refoulées pour être sûr de ne pas être débordé par des émotions que l’on n’arriverait pas à contrôler », et d’aider à les verbaliser.
Pourraient-elles également être mobilisées pour lutter contre l’obésité ? La maladie, qui touche plus de 17 % des adultes en France et 13 % sur la planète, a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, estimait en 2017 l’Organisation mondiale de la santé. La possibilité de faire suivre les personnes qui en sont atteintes par des olfactothérapeutes est actuellement étudiée. L’objectif serait qu’elles apprennent ou réapprennent à sentir et à goûter individuellement les différentes saveurs composant leurs aliments, afin de remédier aux pertes sensorielles et cognitives associées à leur pathologie.
Les recherches pour mieux comprendre les liens entre olfaction et obésité ou TCA en sont à leurs prémices. L’odorat est indiscutablement l’un des outils à affûter pour pouvoir, à terme, mieux soigner les individus concernés et les aider à retrouver un certain plaisir alimentaire. Une voie, pour eux, vers le retour à un poids d’équilibre mais aussi et surtout vers la réappropriation de leur être et de leur corps.

Visuel principal : Edouard Manet, La Brioche, 1870. Source : Wikipédia

Cette publication est également disponible en : English

Commentaires

Laisser un commentaire

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA