David Siaussat : « Chez les insectes, le système olfactif est extrêmement performant »

On ne le dira jamais assez : les insectes sont essentiels à la vie, indispensables pour la pollinisation. Mais ils sont aujourd’hui mis à mal par nos activités humaines. David Siaussat, professeur à Sorbonne Université et membre de l’Institut d’Écologie et des Sciences de l’Environnement de Paris, étudie les effets des polluants anthropiques sur les insectes, et notamment sur leur système olfactif. Nous avions discuté avec lui pour l’article « Le nez au vert », dans Nez#18 – La Couleur des odeurs. Mais cet échange passionnant méritait bien un article à lui seul : voici donc l’ensemble de l’entretien.

Comment définissez-vous la notion de « pollution » ?
Au sens strict, la pollution peut être définie comme un changement de concentration d’un facteur environnemental, par rapport à un état initial. Elle peut donc être chimique comme sonore, visuelle… Au laboratoire, nous sommes globalement centrés sur le versant chimique, avec l’idée que la pollution anthropique, c’est-à-dire générée par l’activité humaine, affecte aussi les insectes. Lorsqu’on choisit les polluants étudiés, on réfléchit à quoi ceux-ci peuvent être exposés : les pesticides, ce qui semble évident, mais aussi des métaux lourds, perturbateurs endocriniens, micro ou nano plastiques qui contaminent les écosystèmes et peuvent affecter les organismes vivant dans les champs.

Comment choisissez-vous les polluants et les insectes que vous étudiez ?  
Nous reproduisons les situations au laboratoire – nous n’avons pas encore la possibilité de faire des tests in natura. Nous cherchons à reproduire des conditions réalistes, au niveau des concentrations, des interactions entre les différents éléments. Nous testons ce que nous repérons sur le terrain : par exemple, nous avons mesuré la deltaméthrine, après avoir vu passer plusieurs rapports pouvant indiquer des effets inattendus suite à une exposition à des doses sublétales de ce pesticide. Nous ne testons pas ce qui est créé par les industriels avant que ce soit mis sur le marché ; nous testons des pesticides en usage et ceux qui ont été interdits, car ils peuvent être très persistants – comme le chlorpyriphos ou le méthomyl..
Quant aux insectes, nous en étudions deux principaux : le Spodoptera litoralis, un ravageur de cultures et notamment de coton ; et la drosophile comme boîte à outil génétique. En parallèle, nous avons des programmes spécifiques : on va alors chercher les insectes sur le terrain. Nous sommes cependant limités pragmatiquement car ces recherches prennent du temps. Mais on sait qu’il faudrait faire ces études sur beaucoup plus d’insectes, car on a pu observer que les réponses ne sont pas du tout les mêmes selon les insectes évalués pour un même polluant, et même en fonction des lieux, car les trajectoires de vie (exposition ou non à certains pesticides) font que les réponses sont différentes. On connaît encore trop mal les effets de tous les polluants.

Comment mesurez-vous les effets des polluants sur les insectes ?
Nous avons deux types d’analyse : celles sur le développement et celles sur le comportement. Il s’agit de processus assez longs. Pour évaluer le développement, nous travaillons sur l’exposition des individus selon le mode supposé de contamination des polluants, soit par contact, soit par ingestion. Nous analysons alors les effets sur les différents stades du développement (larvaire, chrysalide, adulte) : la mortalité, la durée des stades, les altérations de prise de poids, l’équilibre entre proportions de mâles et femelles – ou sexe ratio –… Quand nous observons des effets, nous cherchons au niveau moléculaire (analyse transcriptomique), en étudiant les taux d’hormones pour mesurer la perturbation endocrinienne, en mesurant les gênes pour voir par exemple s’il y a des gènes de stress ou de détoxification qui sont activés.
Quant à l’analyse du comportement, plutôt chez l’adulte, on regarde la qualité de la reproduction : y a-t-il accouplement ? Production d’œufs ? Ces œufs donnent-ils des larves vivantes ou non ? On peut aussi analyser la qualité de l’accouplement, en mesurant par exemple le temps d’accouplement. On peut aller jusqu’à l’analyse de paramètres comportementaux : vibration à l’air, redressement des antennes, mouvements de l’abdomen… dont l’altération est la preuve que le polluant altère le comportement de l’insecte. Pour aller plus loin, on fait de l’électrophysiologie au niveau des antennes des insectes, de certains neurones olfactifs.

Quelles conséquences avez-vous pu observer ?
Ils sont divers. On sait que les polluants sont responsables d’un taux de mortalité élevé chez certaines populations d’insectes, mais l’exposition sublétale peut avoir des conséquences tout aussi dramatiques.
Une de nos spécialités est d’étudier les perturbations endocrines, qui auront des conséquences sur l’accouplement et la reproduction. Mais les effets neurotoxiques peuvent provoquer des problèmes de détections, de perturbation de l’intégration du signal visuel ou olfactif. Or, chez les insectes, le système olfactif est extrêmement important, plus encore que la vision : c’est un système hautement performant, qui permet en grande partie l’orientation. Cela aura des conséquences importantes sur leur survie, mais aussi sur leur reproduction par exemple, puisque le brouillage peut empêcher de trouver un partenaire. On sait aussi que, contrairement au principe de Paraclèse, ce n’est pas la dose qui fait le poison avec les perturbateurs endocriniens. Ce qui ne tue pas l’insecte peut avoir de forts effets hormétiques négatifs ou positifs. Cela peut parfois aussi toucher plusieurs générations et avoir des effets très négatifs sur la physiologie et le développement des générations (N+1). Les effets peuvent être faibles voire inexistants sur la population directement exposée, mais très forts pour les générations suivantes. Nous avons en projet de tester les effets sur 25 générations : au laboratoire, dans des conditions optimales, cela nous prendra un an.

Avez-vous observé des modifications de l’odorat des insectes ?
Nous avons notamment noté une évolution dans la détection des phéromones lors de l’exposition à la deltaméthrine, à travers une capacité accrue, une surexcitation des mâles, qu’on pourrait qualifier d’« effet viagra ». Ils s’accouplent alors beaucoup plus rapidement avec la femelle : c’est ce qui pourrait expliquer qu’il y ait une explosion de ravageurs sur un champ alors même qu’un traitement phytosanitaire a été appliqué. Une femelle pondant entre 400 et 600 œufs, l’effet multiplicateur est conséquent.

Les produits les plus persistants sont-ils nécessairement les plus dangereux ?
De nombreux produits persistants, développés dans l’après-guerre, ont provoqué de grands scandales dans les années 1970 parce qu’ils provoquaient une forte mortalité des insectes mais également parce qu’ils ont eu des effets délétères sur les écosystèmes et la santé humaine. Les nouveaux pesticides de synthèse, comme les pyréthrinoïdes, ont des demi-vies plus courtes en se dégradant plus rapidement. Mais leur dégradation dans le temps ou dilution dans l’espace lors de l’application en champs peut aussi à créer des conditions de faibles ou doses sublétales. : ces conditions peuvent avoir des effets hormétiques importants, parfois moins évidents à observer car moins immédiats ou marqués.
A l’Institut d’Écologie et des Sciences de l’Environnement, nous analysons actuellement les perturbateurs endocriniens par l’intermédiaire de la plante : on l’arrose avec du bisphénol A ou des phtalates, on regarde l’effet sur la plante, on la donne à manger aux insectes, puis on étudie leur comportement. Si les résultats sont en cours, on peut déjà observer des effets très clairs de perturbation, preuve que la pollution peut passer par le réseau trophique et l’alimentation.

Vos travaux sont-ils pris en compte par les réglementations ?
Je n’ai pas observé de changement pratique. J’ai vu une prise en considération par les agences de réglementation de nos résultats, en tant que données qui se cumulent dans les preuves de la dangerosité des produits ; mais pas de loi qui impose d’étudier les effets des faibles doses  avant la mise sur le marché d’un produit, ou qui teste les effets hormétiques potentiels…

Illustration : Maxime Sudol

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