Parmi les « parfum de papa » les plus emblématiques trône Pour un homme de Caron, chef-d’œuvre de 1934 qui traverse les âges avec élégance et un succès jamais démenti. À l’occasion de la fête des pères, nous vous offrons un entretien de Jean Jacques à propos de ce classique intemporel, initialement publié dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi. Parfumeur de Caron depuis le rachat de l’entreprise par Ariane de Rothschild en 2018, il est responsable des nouvelles créations ainsi que de la préservation des grands classiques de la maison, dont Pour un homme.
Ernest Daltroff a voulu lancer un parfum pour homme, à une époque où ce marché était balbutiant. Pour quelle raison ?
Il avait cette idée de faire un vrai grand parfum masculin, car il a toujours aimé ouvrir de nouvelles voies et pensait qu’il y avait un marché à prendre. Et il n’en était pas à son coup d’essai, puisqu’il avait fait une première tentative avec Tabac blond en 1919, qui a finalement séduit davantage les femmes. Mais Pour un homme brouille les pistes, car il oppose des notes déjà typiquement masculines à l’époque, en l’occurrence la lavande – présente notamment dans les eaux de Cologne –, à la vanille, perçue comme plus féminine.
Justement, pouvez-vous décrire la construction de ce parfum?
Il est bâti sur une dualité assez singulière, un contraste dans lequel s’opposent deux grands blocs. D’abord, la lavande. Au total, il y a dans sa formule sept qualités de lavande, dont des essences et des absolues, qui représentent 60% de la composition. Il a employé en contrepoint une proportion importante d’éthylvanilline, ce qui était alors audacieux pour une fragrance masculine et permettait d’apporter une certaine ténacité. Original et avec un fort parti pris, c’est un parfum qui a eu un grand succès dès son lancement.
En quoi l’écriture de ce parfum est-elle typique de la patte de Daltroff ?
Elle illustre plutôt bien sa manière de formuler, notamment à travers l’emploi de l’éthylvanilline, qu’il utilisait beaucoup, de muscs nitrés ou de la base Ambrarome, des ingrédients qu’il aimait.
Il fait partie de ces rares parfums masculins à s’être inscrits dans un imaginaire collectif, jusqu’à se transmettre de génération en génération.
C’est exact, on connaît tous quelqu’un qui a porté Pour un homme, un père, un oncle, un ami… Et l’on ne peut plus dissocier la personne de son parfum. C’est l’un des traits des grandes créations, d’avoir une puissance émotionnelle très forte. Il y a peu de fragrances qui ont ce pouvoir d’incarnation, surtout au rayon homme. C’est aussi une fragrance portée par les femmes, une autre caractéristique, je pense, des grands parfums masculins.
A-t-il dû être retravaillé à cause de contraintes réglementaires ?
Non, la formule est courte et aucun élément ne pose problème pour l’IFRA, même aujourd’hui. Comme la fragrance est faiblement concentrée (5%, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un grand sillage), elle est peu concernée par les régulations, et nous pouvons facilement maintenir l’ensemble des ingrédients. Tant que la lavande n’est pas réglementée, nous n’avons aucune raison de le reformuler.
En quoi est-il intemporel ?
Son écriture est simple, épurée, très lisible, car la formule tient en quelques lignes, mais le rendu est complexe, à la fois naturel et sophistiqué. Il s’inscrit en dehors des clichés de la parfumerie masculine des décennies ultérieures et conserve une certaine androgynie, avec, il est vrai, cette identité très naturelle due à la lavande qui reste indémodable. Par ailleurs, il rejoint une quête actuelle de naturalité. Le concentré de parfum – sans compter l’alcool végétal, donc – est à 70% naturel, ce qui est énorme, grâce à la lavande, bien sûr, mais également à d’autres matières comme l’essence de rose. C’est l’un des parfums qui mettent le plus en lumière la beauté et la complexité du naturel. Chaque année, c’est un défi, un challenge pour conserver la même odeur, à cause des variations de qualité de lavande.
Comment maîtrisez-vous la production de cet ingrédient primordial ?
Lorsque je suis arrivé chez Caron, j’ai dit à Ariane [de Rothschild, propriétaire des parfums Caron] qu’il nous fallait nos propres champs de lavande, au vu des quantités dont nous avions besoin. Pour l’essence de lavande française, l’une des variétés utilisées dans la formule, LMR nous a mis en relation avec l’un de ses producteurs, Jérôme Boenle, installé près de Sault, dans le Vaucluse, qui gère 280 hectares de lavande et de lavandin. Chaque année, je vais sélectionner une parcelle, avec des fleurs dont l’odeur colle parfaitement à celle qui doit être employée dans Pour un homme. Afin de garantir la stabilité olfactive de la formule, je mêle deux tiers d’essence de lavande récoltée durant l’année en cours à un tiers de l’essence récoltée l’année précédente.
C’est un classique dont vous prenez soin, qui continue d’être mis en avant, mais vous l’avez également décliné récemment ?
Afin d’élargir son univers, j’ai composé deux nouvelles déclinaisons: Pour un homme le matin et Pour un homme le soir. L’idée était de s’éloigner de la trame du parfum original. Il est déjà parfait, pourquoi vouloir s’en rapprocher? J’ai donc pris le parti de créer une forme de rupture. La première fragrance est construite autour du lavandin, du gingembre très pur extrait au CO2 et de notes profondes de mousse et de patchouli. La seconde, Pour un homme le soir, enrobe la lavande de notes épicées et ambrées, et surtout d’un extrait de bois de chêne produit par LMR. Pour cette matière nouvelle et novatrice, les sciures résiduelles de la fabrication des tonneaux de l’industrie du cognac sont récupérées afin d’en extraire l’odeur. L’idée est de préserver ce parfum emblématique de notre patrimoine, tout en élargissant son univers.
- Cet article est initialement paru dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi aux éditions Nez.
Commentaires