Shyamala Maisondieu

Shyamala Maisondieu : « Il fallait que je fasse entendre ma propre voix »

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Shyamala Maisondieu est une véritable parfumeuse internationale. Née en Malaisie, elle a fait ses études à Londres, a vécu à Hong Kong et a étudié à l’école de parfumerie de Givaudan, d’abord à Grasse, puis à Argenteuil. Elle est désormais connue pour ses collaborations avec des marques telles qu’État libre d’Orange, Tom Ford et Lanvin. Après le succès d’Idôle de Lancôme, nous nous sommes entretenus avec elle des questions de diversité, d’égalité et d’inclusivité dans la parfumerie actuelle, prolongeant ainsi l’article paru dans le onzième numéro de Nez « All inclusive, la parfumerie face aux inégalités ».

Vous venez de Malaisie, vous avez travaillé à Grasse, à Paris, à Hong Kong, peut-on dire aujourd’hui que vous êtes une citoyenne du monde ?

Cela me plaît en tout cas ! La Malaisie est un pays singulier, où se mêlent trois cultures : indienne, malaise et chinoise. On a été colonisés par les portugais puis les hollandais, par les anglais enfin qui sont partis en 1957, c’est donc un bouillonnement très riche et, en même temps, toutes ces cultures existent de manière assez séparée. Je suis née dans une famille mixte malaise et indienne, ce n’est pas très commun et pas toujours bien vu, notamment pour des questions religieuses. Pourtant mon père m’a toujours mis dans la tête que c’était une force, et c’est resté comme un maître mot : j’ai toujours cherché à faire de ma différence une force. Cela entraîne certains questionnements sur l’identité bien sûr ; quand j’étais plus jeune je suis passée par une phase où je ne voulais plus être appelée ni Shyamala ni Suryani, mes deux prénoms respectivement malais et indien, je ne voulais pas m’identifier à l’un ou l’autre. Voilà pourquoi je pense que l’expression « citoyenne du monde » me convient.

On parle parfois de l’« aristocratie grassoise » de la parfumerie, de sa fermeture et son influence dans l’industrie. Quel regard portez-vous sur ce milieu que vous avez connu pour y avoir étudié ? 

À l’école Givaudan de Grasse j’ai vécu les choses de manière un peu particulière du fait que cela coïncidait avec ma découverte de la France et qu’on était assez protégés dans l’établissement. Je ne ressentais pas le poids des parfumeurs grassois, sans doute parce que l’entreprise est internationale : il y avait avec moi un Singapourien, un Allemand, des parfumeurs français parisiens et Antoine Maisondieu qui était le seul Grassois, et qui est ensuite devenu mon mari. J’ai côtoyé trois promotions et seulement trois étudiants de Grasse. Ensuite, à Paris où est le gros de l’équipe, l’ambiance est cosmopolite. En fait, j’ai eu l’impression d’arriver à la fin de la période de pouvoir des parfumeurs grassois. Pendant mes années d’étude, Grasse était une ville à la fois très joyeuse et très triste, car un certain nombre d’établissements fermaient pour s’installer à Paris. C’était un coup dur pour les habitants. Heureusement quelques-uns sont revenus depuis. 

Comment se sont passés les recrutements une fois vos études terminées ? Avez-vous eu parfois l’impression d’être confrontée à un plafond de verre ?

J’ai vécu deux entretiens qui ont été très choquants. Je suis ingénieure d’une université anglaise, alors quand j’ai cherché en Malaisie un travail dans mon domaine, j’ai été voir Petronas, la grande compagnie pétrolière malaisienne, et on m’a demandé pourquoi j’avais fait ces études d’hommes ! C’était une première confrontation avec la bêtise… Et cela m’a conduit à m’orienter vers un autre domaine, c’est peut-être grâce à ça que je suis dans la parfumerie. Mais là aussi j’ai eu une mauvaise surprise. J’ai le souvenir d’un entretien pour une société japonaise, il y a une vingtaine d’années. Le parfumeur grassois chargé du recrutement m’avait dit, très vite : « malheureusement notre société est japonaise, et les dirigeants ne veulent pas de femmes parfumeurs ». Je n’avais donc pas eu le job. Un an après, j’ai eu un autre entretien, avec le directeur japonais cette fois. Le parfumeur grassois avait pris sa retraite… et j’ai été immédiatement embauchée. L’excuse qu’il m’avait donnée était fausse, les Japonais n’avaient pas de problèmes avec les femmes parfumeurs, le machisme n’était pas là où il le laissait entendre ! À Grasse, il pouvait y avoir cette mentalité dans l’ancienne génération, mais il y avait aussi des parfumeurs exceptionnels. 

Est-il plus difficile de réussir dans la parfumerie internationale quand on est une femme, qui plus est d’une autre culture ?  

À l’école on était sept femmes pour cinq hommes, et je crois que c’est la tendance générale encore aujourd’hui. Chez Givaudan, dans l’entreprise, c’est très paritaire, il y a autant d’hommes que de femmes en parfumerie fine. Par contre il y a plus de femmes évaluatrices, on a récemment recruté deux évaluateurs car il nous en faut plus pour équilibrer !
J’ai néanmoins conscience d’être très chanceuse, il est difficile et rare d’arriver là où je suis, et de travailler sur les plus beaux projets au monde. Le chemin a été long et pénible à certains moments de ma vie, mais tous mes collègues sont passés par là. En ce qui me concerne, les difficultés principales n’étaient pas liées à ma couleur de peau ou au fait que je suis une femme, mais plutôt à qui j’étais, c’est-à-dire la femme d’un parfumeur reconnu. On m’a beaucoup regardé comme « la femme de » et pas comme une personne à part entière. Il fallait que je fasse entendre ma propre voix, ce qui a été un peu compliqué dans mon parcours. 

Idôle a été commercialisé comme un parfum créé par trois femmes, Adriana Medina, Nadège Le Garlantezec et vous-même. Comment s’est passé ce projet, comment l’avez-vous vécu ?

Idôle est un projet qui me tenait particulièrement à cœur, dans lequel on a cherché à transformer les codes de la parfumerie traditionnelle. La communication est courageuse et intéressante, parce qu’elle a mis en avant des femmes mais aussi la dimension collective de la création. Au labo, dès le début, nous avions une véritable volonté de collaboration afin de pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes ; Lancôme était très enthousiaste sur les premiers essais et c’est un projet qui est devenu très important pour nous. L’Oréal, à qui appartient la marque, est un groupe où beaucoup de femmes ont désormais une position importante. Elles ont sans doute été séduites par les différences qu’il y avait entre Nadège, Adriana et moi-même, le fait que l’on venait de trois continents différents tout en étant parfaitement complémentaires. Chez Givaudan il y a beaucoup de femmes qui savent très bien travailler en équipe, et cela me plaît particulièrement ! Je dis cela sans dénigrer le travail des parfumeurs qui sont incroyablement talentueux et qui, en plus, sont contents et fiers que les parfumeuses soient mises en avant. Ils savent nous laisser la parole et c’est très noble de leur part. 

En quoi est-ce différent de créer avec une équipe de femmes ?

Créer avec une équipe de femme ne change pas un parfum, c’est l’esprit d’équipe qui compte. La diversité est importante pour moi, et je n’aime pas l’idée que l’on devrait vivre dans une guerre de tous contre tous. La clef, c’est la diversité, pas les oppositions de différences. S’il y a beaucoup de femmes autour de moi, je suis aussi ravie qu’il y ait aussi des hommes et que l’on puisse discuter et enrichir nos points de vue.
En ce sens, nous n’avons pas du tout forcé le travail d’équipe, il y a eu une vraie fluidité. Bien sûr que c’est intéressant qu’Adriana soit colombienne, qu’elle apporte une autre culture olfactive, mais le plus important c’est de travailler avec les gens qu’on aime. Nous avons toutes et tous une expertise technique différente, et Nadège est une experte de la parfumerie française et elle comprend ma façon de travailler. Chacune et chacun apporte un savoir-faire qui n’est pas celui de l’autre, et ça c’est une expérience qui dépasse la question du marketing. Un parfum, c’est toujours une création collective.

Est-il tout de même important pour vous d’affirmer votre différence dans cette industrie ?

Se différencier permet de faire partie d’une communauté, ça peut être intéressant. Je suis entourée par beaucoup de femmes, alors je ne me sens pas menacée par cette industrie. La chose avec laquelle je ne suis pas forcément à l’aise, c’est l’idée de séparer hommes et femmes. Nous faisons le même métier et nous pouvons nous réunir autour de ça. 

Dans le milieu du parfum, et même au sein de la rédaction de Nez, beaucoup de petits débats et enquêtes ont eu lieu pour savoir comment il convenait de nommer les femmes parfumeurs, et comment elles se nommaient elles-mêmes. Le terme admis serait « parfumeuse », mais le masculin semble souvent l’emporter, on lit ainsi « femme parfumeur », parfois même « parfumeure ». Quel vocable retenez-vous ?

Bonne question ! Je ne suis pas francophone de naissance, je confonds de temps en temps le masculin et le féminin, mais il est vrai que quand je suis arrivé en France, en cours j’ai appris que la forme sans « e » correspondait au neutre, alors pour moi le terme de parfumeur pouvait aussi bien s’appliquer pour les hommes que pour les femmes. De plus, ayant découvert la langue par ses usages sociaux, quand j’entends le mot « parfumeuse », je peux avoir tendance à penser à quelqu’un qui vend le parfum sans le créer, et non pas à un « parfumeur créateur » qui serait une femme, ce qui est assez injuste. Il y a là un inconscient qu’il est intéressant d’explorer ! On dit bien « danseur » et « danseuse », et tout le monde est d’accord pour voir là le même métier. Personnellement, je suis fière d’être une femme qui compose du parfum, mais encore aujourd’hui je suis à l’aise quand on me présente comme « parfumeur ». 

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