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Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.
S’il a certainement existé auparavant, c’est à l’entrée du XXIe siècle que la société IFF officialise le travail collaboratif entre parfumeurs. Depuis, la démarche s’est répandue dans toutes les maisons de composition. Coulisse d’une révolution.
Le voile du secret a toujours drapé l’univers du parfumeur, entretenant le mythe du créateur isolé. Il faut dire que la composition en solo était une réalité au siècle dernier, époque où les relations entre parfumeurs étaient bien différentes. « Lorsque je montrais mes formules à mon mentor Bernard Chant, il me donnait des idées pour avancer, mais ce n’était pas un travail à quatre mains ! » se souvient Carlos Benaïm, maître parfumeur chez IFF. « À l’époque, toutes les formules étaient gardées dans un grand coffre-fort : une chambre remplie de formules sur papier ! » Certes, les collaborations entre créateurs existaient, mais « il y avait toujours un chef parfumeur qui était sur le devant de la scène, et qui jouait le rôle de Prima Donna », poursuit-il. Une personne a pourtant réussi à tout changer : « Nicolas Mirzayantz, [ancien Président international d’IFF Parfums et Arômes] a véritablement cru à un système différent : il régnait une bonne ambiance entre les parfumeurs, Nicolas a su canaliser cette force qui était alors unique dans notre secteur », rappelle Carlos Benaïm. Ils pourront désormais signer les créations à plusieurs. « Je me souviens de la première fois où Sophia Grojsman et moi avons apposé nos deux initiales sur la même formule » poursuit-il. Le début d’une nouvelle ère pour la société IFF, qui a depuis multiplié les succès sous ce modèle : La vie est belle de Lancôme, Invictus et Phantom de Paco Rabanne, Libre d’Yves Saint Laurent, ou plus récemment Luna Rossa Ocean de Prada…
De l’idée originelle à la constitution de l’équipe
La brigade créative ne se forme qu’après la première étape exploratoire qui laisse la possibilité à chaque parfumeur de travailler ses propres pistes : « l’idée initiale naît d’une intuition, d’une pensée, d’une ambition, qui elle, se forge personnellement », confie Jean-Christophe Hérault, parfumeur senior chez IFF. Cette première étape est rapidement mise au défi par le processus de création qui met en compétition les maisons de composition. Les différentes pistes des parfumeurs sont proposées aux marques et éliminées au fur et à mesure que le projet avance, en entonnoir, pour se concentrer sur quelques notes finales. La constitution des équipes se fait naturellement au cours du développement et le parfumeur dont la note est sélectionnée peut alors proposer que d’autres le rejoignent : « Lorsque la demande vient des parfumeurs eux-mêmes, ils gagnent en motivation. Car ce genre de travail demande une équipe solide, où chacun est capable de mettre son ego de côté», confie Carlos Benaïm. Le groupe s’étoffe ainsi en fonction des besoins : le parfumeur a-t-il une question technique sur la diffusion d’une note ? Souhaite-t-il intégrer l’accord spécifique d’un collaborateur ? C’est ainsi que Carlos Benaïm a rejoint l’équipe dédiée à la création de Libre d’Yves Saint Laurent. Anne Flipo souhaitait réaliser une « fougère au féminin ». Son idée : casser les codes de l’accord historique pour le travailler « à la Saint Laurent ». Le couturier avait bien revisité un tailleur d’homme pour les femmes ! « De par mes origines marocaines, je suis très attaché à la fleur d’oranger » rappelle Carlos Benaïm, « j’en avais fait un accord qu’Anne a senti et beaucoup apprécié : c’était une belle façon de féminiser sa fougère ».
Un deuxième cerveau
L’appel de parfumeurs dépend également du niveau de maturité du projet : l’intégration se fait de façon tactique, en fonction du match qui se joue : « on ne fait pas les mêmes mouvements en début et fin de projet », révèle Juliette Karagueuzoglou, parfumeuse senior chez IFF : « Au début, l’idée est très brute, il faut l’arrondir, réfléchir aux archétypes de formules sur lesquelles elle peut se greffer. Tandis qu’en fin de projet, on se demande comment aborder la phase des tests ». Les qualités créatives et techniques ne sont pas les seuls attraits de la cocréation ; celle-ci revêt également une dimension psychologique : « La composition, c’est à la fois un marathon et des montagnes russes ! » explique la parfumeuse. « En période de crise, on peut avoir besoin d’un collaborateur pour sa connaissance du client, ou tout simplement pour décupler la capacité de travail. Il arrive que le client change de direction, soit soumis au stress de la pression. C’est important d’avoir un deuxième avis pour aider dans les choix, notamment dans les moments difficiles ». Pression adrénaline, collaboration : La parfumeuse retrouve ainsi les sensations qu’elle éprouvait lorsqu’elle pratiquait le volley ball : « Dans une équipe, tout le monde n’est pas bon en tout, chacun doit suivre sa mission. Il m’est assez facile de me mettre en ordre de marche car j’ai l’habitude de suivre la stratégie d’un entraîneur. Il faut valoriser les richesses de chacun : celui qui a une meilleure vision du jeu, celui qui tape fort, celui qui sait placer la balle au bon endroit… »
Embrasser la différence
Composer à quatre mains se révèle une grande source d’apprentissage : « On découvre la vision intime de chacun, des points de vue auxquels on n’avait pas pensé, des associations d’ingrédients, c’est très formateur », apprécie Jean-Christophe Hérault. Ce dernier a ainsi apprécié les références culturelles de Carlos Benaïm dans la cocréation de Spice Bomb Infrared de Viktor & Rolf : « Carlos a beaucoup voyagé : Maroc, France, États-Unis ; il offre ainsi sa grande maîtrise du marché américain. » La collaboration s’avère tout aussi « enrichissante avec des parfumeurs plus expérimentés, qu’avec des plus jeunes ». Certains créateurs n’ont pas la même façon de penser, de classer, d’écrire. « C’est cet effort d’adaptation face à la différence qui nous fait prendre du recul par rapport à la formule ».
Pascal Gaurin, VP parfumeur chez IFF New York, apprécie également le côté collaboratif qu’il apparente à ce qui se passe actuellement dans le secteur de la musique : « Cette industrie est inspirante car très collaborative, les chanteurs célèbres n’ont pas peur de coopérer avec d’autres : il arrive à Thom Yorke de Radiohead de travailler avec REM, ou avec les Red Hot Chili Peppers. Faire appel à un autre artiste, c’est apporter une autre manière de faire. Si vous réunissez trois parfumeurs pour composer une tubéreuse, ils vont vous faire trois arrangements différents. En parfumerie, comme en musique, on souhaite avoir les meilleurs créateurs autour de soi ».
Une transmission entre générations
Le mentorat d’un apprenti par un senior est sans doute la première collaboration que les parfumeurs connaissent dans leur carrière. Cette relation donne l’occasion de montrer ses formules, de discuter ses choix esthétiques : « Pierre Bourdon était aussi très rigoureux », se souvient Jean-Christophe Hérault, « après plus de trente lignes dans une formule, il fallait justifier le choix de tel ou tel ingrédient, les classer par temps d’évaporation pour avoir une lecture facile. Au fil des échanges, une connivence très grisante s’est installée, j’étais avide de ses conseils ». Le parfumeur est à son tour aujourd’hui mentor d’une apprentie à qui il propose des exercices « qu’elle ne ferait pas à l’école » : choisir une odeur du quotidien, la décortiquer… Comme celle du basilic : « elle a réussi à le synthétiser avec seulement sept ingrédients! J’apprends aussi beaucoup… »
Si le jeune parfumeur fraîchement sorti de l’école peut avoir des idées créatives, il n’a pas toujours le niveau technique pour répondre à une demande. La collaboration entre générations permet de bénéficier de l’expérience de ceux qui, par habitude des clients, ont la capacité de remodeler rapidement une formule. « Puig, L’Oréal, Yves Rocher… Chaque groupe détient sa propre sensibilité ; produire une modification [nouvel essai] pour chacun ne se fait pas de la même façon », explique Juliette Karagueuzoglou. « Cette finesse de la connaissance client prend du temps. C’est aussi ce que j’essaie de transmettre à mes apprentis ».
Une brigade importante
Sur le devant de la scène : un parfumeur, puis deux, puis trois, parfois quatre, mais dans l’ombre, c’est toute une équipe qui s’attèle pour gagner le projet. Parmi elle, les évaluateurs : « Ce sont des professionnels qui comprennent parfaitement le marché, le client et la concurrence. Ils connaissent les ingrédients mais n’ont pas accès aux formules. Ils nous font ainsi des commentaires généraux avec le même langage que le client », note Carlos Benaïm, « et l’interprétation de ces commentaires doit venir du parfumeur ». Cette équipe intègre également les commerciaux, « tout aussi impliqués dans la création que parfumeurs et évaluateurs », pointe Juliette Karagueuzoglou, « il est facile de se mettre d’accord car c’est un moment d’échange : notre vraie intelligence est de savoir écouter, pour comprendre la problématique du client. On ne fait pas des parfums en notre nom, mais au nom de la marque ». Aussi, travailler en collaboration nécessite bien des qualités, en premier lieu le « respect de l’idée originelle », mentionne Carlos Benaïm : « lorsque je partais en vacances et que je confiais mon travail à Joséphine Catapano, elle me le rendait avec beaucoup de respect, faisant le compte rendu de tout ce qui s’était passé : j’applique moi-même cette philosophie. » Pour Juliette Karagueuzoglou, la disponibilité est décisive car un projet monopolise le temps du parfumeur, et aussi celui de son assistant. « D’ailleurs, lorsqu’on intègre une équipe, la participation aux premiers tours n’est pas toujours très efficace. Il faut être résilient », confie-t-elle humblement. « Parfois, un parfumeur se met en retrait. Comment connaître l’impact d’une mod[1]Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial. ? On ne peut dire laquelle a le plus contribué à faire avancer le projet ».
De nouveaux outils
Visioconférences entre deux sites, outils informatiques partagés, pesée connectée, le XXIe siècle a définitivement apporté son vent de modernité dans la création, accélérant les possibilités de collaboration. L’avènement de l’intelligence artificielle et l’accès aux données marque une nouvelle étape : « Là encore, la parfumerie a connu la même relation avec la technologie que celle vécue par la musique : auparavant on avait des réserves sur la création assistée par ordinateur, aujourd’hui c’est totalement rentré dans les usages », note Pascal Gaurin. L’accès à l’intelligence artificielle rend le travail collaboratif entre parfumeurs de marchés et de centres différents. Phantom de Paco Rabanne est ainsi un exemple de parfum conçu entre deux continents : “What is the future of Paco Rabanne” était le brief donné aux parfumeurs. Loc Dong, à l’origine du premier accord, est parti de France pour rejoindre New York. Il confie alors à Juliette Karagueuzoglou le soin de pousser l’accord : « Loc souhaitait travailler un ingrédient traditionnel : une lavande crémeuse, qu’il a transpercée d’acétate de styrallyle [note rhubarbe] pour la moderniser. Cet accord était assez OVNI, on a passé ensemble six mois à le travailler pour le rendre acceptable sur certains marchés ». Puis le projet s’est accéléré, passant d’un rendez-vous toutes les deux semaines à deux par semaine. Anne Flipo et Dominique Ropion les ont rejoints pour renforcer l’équipe. L’intégration de l’IA a permis de déterminer l’apport de certaines facettes au consommateur : « Les tests que nous avons réalisés sur les activations neuronales nous ont guidés pour pousser des revendications de bien-être, de confiance en soi, de “sexyness”… » révèle la parfumeuse.
Offrant davantage de ressources, de temps et d’idées, le travail en équipe s’est généralisé pour tous les grands lancements, réservant la création en solo pour les déclinaisons et les marques de niche. Et quand bien même la création se ferait seul, ne serait-elle pas pensée « sous l’influence d’autres parfumeurs ? », questionne Jean-Christophe Hérault : « Tout créateur est nourri de son passé, des œuvres qu’il a côtoyées durant sa carrière. Regardez comme les dialogues artistiques entre Picasso et Braque les ont transcendés. »
La filiation entre parfums montre que la composition, en solo comme en équipe, est in fine une forme de cocréation.
- Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.
Visuel principal : Nicolas Beaulieu et Anne Flipo, qui ont travaillé ensemble à la création de Good Fortune de Viktor & Rolf © IFF
Notes
↑1 | Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial. |
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