Après un panorama des œuvres printanières, Nez vous propose un tour d’horizon de l’art olfactif à découvrir tout l’été en Europe, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique, entre ancrage géographique, mouvement écologique, célébration de cultures diverses et recherche historique.
En France, la prolifique Julie C. Fortier a inauguré le 17 juin son exposition personnelle « Sentir le cœur de la montagne » (jusqu’au 18 septembre) à la Galerie du Dourven en Bretagne. Conclusion d’une résidence de plusieurs mois sur la pointe du Dourven, l’exposition restitue en formes, couleurs, lumières et odeurs les impressions laissées par la région dans l’imaginaire de l’artiste. Grâce à un patient travail de glanage durant lequel ont été rassemblés images, récits, fragments de végétaux et de minéraux, Julie C. Fortier a pu restituer l’âme du territoire dans un ensemble d’œuvres plastiques et olfactives. Parfum de cyprès, de foin, de mousse ou de fleurs, ce sont les effluves de la nature qui, comme toujours chez l’artiste québécoise, occupent le devant de la scène. Ces marqueurs éphémères des lieux et des saisons, identité invisible du territoire, sont rendus perceptibles dans l’exposition par le biais d’installations imposantes. Parmi les pièces maîtresses de l’exposition, le grand tapis tufté à la main Attendu tendue (voir visuel principal), paysage réduit que les visiteurs sont invité à fouler et à humer, rappelle à la fois le foisonnement de textures et de verts du sol forestier, la grisaille de la roche, les reflets bleus de la mer et ceux des tapis d’épines de pins roussies par le soleil. Le travail de la plasticienne est un exemple de la manière dont les artistes contemporains savent encore s’emparer de la nature, à la fois sujet et matière première, pour faire et défaire les paysages. Dissoudre le paysage est d’ailleurs le titre d’une autre installation monumentale de l’exposition, composée de quatre senteurs à découvrir en se déplaçant le long d’un mur tapissé de 40 000 touches à parfum.
Le français Morgan Courtois sera quant à lui présent à la Biennale de Nice (du 17 juin au 3 septembre), cette année intitulée « Flower Power », avec son installation Passage des cygnes, déjà présentée en début d’année à la fondation Pernod Ricard à Paris. Composée de fleurs fraîches dans des vases en porcelaine blanche dont les formes s’inspire de bouteilles, de flacons, fioles, vases, carafes et flasques trouvés par l’artiste, l’installation distille également un parfum déconcertant, qui a peu à voir avec celui des espèces végétales laissées à dépérir dans l’espace. Habitué à mélanger des matières premières de parfumerie, des parfums existants et des macérations artisanales et atypiques, l’artiste-jardinier propose cette fois une composition inspirée par l’odeur de fin de soirée : macération de mégots, bière, vin, urine, auxquels ont été ajoutés quelques gouttes du parfum Rêve d’or de L.T. Piver, une fragrance fleurie boisée originellement lancée en 1889. La mixture imbibe plusieurs chemises blanches disposées au sol, comme les vestiges d’une soirée trop arrosée dont les souvenirs s’effacent au matin. De certains vases montent également des effluves alcooleux qui semblent enivrer les fleurs dont les têtes se baissent et fanent au fil de l’exposition.
Décidément odorante, la Biennale de Nice accueillera aussi plusieurs Impressions, après Degas d’Antoine Renard, de même que la fondation Villa Datris à L’Isle-sur-la-Sorgue au sein de l’exposition « Toucher terre. L’art de la sculpture céramique », visible jusqu’au 1er novembre. Les petites danseuses fleurantes du plasticien diffuseront ainsi leurs étonnants effluves dans une grande partie du sud du pays, puisque certaines d’entre elles embaument également l’exposition « Respirer l’art » au musée international de la Parfumerie de Grasse. Chaque sculpture de la série, obtenue par impression 3D céramique, est imprégnée d’un parfum unique, constitué de quelques matières seulement et composé par l’artiste selon des techniques apprises lors d’un séjour dans un centre péruvien de traitement par les plantes où des guérisseurs appelés perfumeros se spécialisent dans la fabrication de compositions thérapeutiques [voir Nez #12, pages 46-47].
À respirer aussi en France, les volutes de fumée émanant du travail du plasticien d’origine italo-brésilienne Romain Vicari, qui depuis plusieurs années n’hésite pas à ajouter des odeurs à ses installations complexes et fragmentaires. Son travail de collage matériel, tantôt joyeux tantôt inquiétant, est imprégné de la vitalité métabolique, de l’hybridation des cultures et de l’énergie carnavalesque propres au Brésil et aux cultures urbaines. Dans l’exposition « Garage Band » (du 28 juin au 13 juillet), organisée par la plateforme curatoriale Hatch dans un garage voué à la destruction dans le 18e arrondissement de Paris, l’artiste présente une installation in situ, nécessairement éphémère, par laquelle il réinvente le candomblé, pratique spirituelle afro-brésilienne dans laquelle les éléments – terre, air, eau, feu – tiennent une place centrale. Cette religion syncrétique, qui a trouvé son essor à Salvador, mélange diverses influences spirituelles. Pratiquée par les esclaves, moyen de lutte contre l’exploitation par les blancs, elle fut interdite par les colons qui craignaient de voir ces pratiques renforcer un sentiment d’identité et de communauté pouvant mener à la rébellion. Installée dans une fosse, l’œuvre de Romain Vicari se présente comme une savante accumulation d’objets trouvés, de fer à béton, de pièces de métal enroulées, de bouquets de fleurs séchées, de fragments de corps en résine, de bois, de brindilles, de tissus, de chaînes, de bougies, formant une sorte de monument de rebuts d’aspect aussi menaçant qu’intriguant. En plusieurs endroits, lueurs électriques et flammes viennent animer l’œuvre et évoquer l’ambiance d’un culte nocturne tandis que la fumée d’un bâton de Pau Santo, aussi connu sous le nom de Palo Santo, parfume l’atmosphère. L’odeur typique de ce bois traditionnellement utilisé en Amérique du Sud pour purifier les lieux et éloigner les mauvais esprits vient renforcer la sensation de se trouver face à un autel étrange, surgit des décombres d’un incendie…
En Écosse, la canadienne Clara Ursitti, pionnière des pratiques olfactives, montre jusqu’au 29 janvier 2023 une installation créée in situ à la Gallery of Modern Art à Glasgow. Fruit d’un travail de recherche de plusieurs années, l’exposition s’intitule « Amik », soit « castor » en algonquin, l’une des langues autochtones du Canada. L’artiste s’intéresse en effet au commerce des sous-produits de cet animal, crucial selon elle pour comprendre la relation des colons aux terres occupées et aux indigènes. Dans le cadre de ce travail, Clara Ursitti a notamment étudié l’histoire des castors en Écosse, l’utilisation des peaux importées du Canada et divers objets issus des collections des musées de Glasgow liés à ce commerce. La restitution de ces recherches prend la forme d’une installation documentaire composite, à base de sculptures, d’objets trouvés, des captations vidéos et sonores, ainsi que de castoreum. Cette substance odorante huileuse, produite par les glandes cloacales du castor, fut longtemps utilisée par les trappeurs pour attirer les carnivores dans leurs pièges, mais aussi comme médicament. Avec son odeur grasse, cuirée, fumée et animale qui évoque l’olive noire, elle entre également dans la composition de parfums, sert à parfumer le tabac ou encore d’additif alimentaire pour son arôme proche de la vanille. Intéressée par l’ambivalence des réactions générées par cette matière, l’artiste l’emploie ici afin d’incarner, de manière sensible et potentiellement dérangeante, les relations entre histoire coloniale, mondialisation et exploitation animale.
Restons en Écosse où la française Hélène Bellenger présente l’installation Sans titre (lo-fi), conçue lors de sa résidence de 2020-2021 au 3bisf, centre d’art installé dans les murs du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin, à Aix-en-Provence. C’est au Suttie Arts Space d’Aberdeen, lieu d’exposition situé dans l’Aberdeen Royal Infirmary, le plus grand hôpital de la région de Grampian, que la plasticienne exposera son travail (du 10 septembre au 4 décembre). Inspirée par les images de bonheur factice des publicités pour antidépresseurs des années 1970-2000 et des photos d’une joie de vivre mise en scène qui pullulent sur le réseau social Instagram, l’artiste a co-créé six notes olfactives « positives » en collaboration avec Claire Lonvaux, Virginie Armand, Solveig Mahier et la société SCAP. Ces compositions qui incarnent symboliquement le lien entre parfumerie et pharmacopée, seront données à sentir à Aberdeen début septembre, au sein d’un dispositif inédit. Interpellant les sens visuel et olfactif, les œuvres d’Hélène Bellenger questionnent avec ironie les limites de ce qu’elle nomme « l’happycratie ».
C’est en Angleterre et en Irlande du Nord que l’artiste et historienne de la cuisine Tasha Marks présente cet été plusieurs de ses œuvres. Au Rainham Hall de Londres, elle expose notamment jusqu’au 17 décembre ses natures mortes en céramique parfumée, Scenterpiece, créées en collaboration avec l’artiste Justine Hounam. Sur chacun des trois plateaux en bois qui composent l’installation s’accumulent figues, oranges et poires en terre cuite blanche, comme de pâles fantômes de fruits dont seule subsisterait l’odeur. Chaque composition a été inspirée par le travail de l’ancien résident de la demeure historique où se tient l’exposition, le photographe Anthony Denney. Ce dernier collabora notamment longtemps avec l’autrice culinaire Elizabeth David, qui révolutionna la cuisine anglaise d’après-guerre, en photographiant ses recettes et ingrédients dans des mises en scène soignées. Ainsi, dans Scenterpiece, le parfum des poires prend-il des intonations de girofle, tandis que celui des oranges se mêle aux arômes d’un bouquet garni et que les figues prennent des atours aériens.
L’Ulster American Folk Park, dans la ville irlandaise d’Omagh, présente également jusqu’en avril 2024 l’exposition « Bad Bridget » , illustrant les difficultés qu’ont affrontées de nombreuses femmes lors de leur exil depuis l’Irlande vers l’Amérique du Nord aux XIXe et XXe siècle. Parmi une centaine d’objets issus des collections des musées nationaux, quatre parfums composés par Tasha Marks transportent les visiteurs dans le passé. En laissant derrière elles les odeurs familières de leur terre natale – à humer dans le premier dispositif de l’exposition –, les irlandaises arrivées en Amérique y découvrirent la puanteur des New York tenements, ces immeubles du lower Manhattan où vivaient dans des conditions précaires des milliers de migrants, ou encore les émanations à la fois joyeuses et inquiétantes du célèbre parc d’attraction de Coney Island. Grâce à ces interludes olfactifs, l’exposition « Bad Bridget » rappelle que l’exil, en sus de tous les déracinements qu’il implique, impose aussi une redéfinition totale du paysage sensoriel des individus.
Le colombien Oswaldo Maciá expose pour sa part en Roumanie au sein de « Colliding Epistemes: Art, Science, Anthropocenes » au Translocal Institute for Contemporary Art de Cluj. Cette exposition explore le potentiel des pratiques artistiques à remodeler le paradigme scientifique à l’ère de l’Anthropocène en questionnant et en altérant les méthodologies de recherche. Toutes les œuvres présentées sont ainsi nées de collaborations entre artistes et scientifiques – chimistes, oncologues, biologistes marins, anthropologues, paléontologues, psychologues, etc. – dans une tentative d’apporter des réponses non conventionnelles aux défis planétaires de notre temps. La seconde section de l’exposition, intitulée « Earthly Sensorium », rassemble plusieurs œuvres conçues pour accroître notre sensibilité à l’environnement et au non-humain. On y découvre l’installation immersive d’Oswaldo Maciá, Corruption and Consciousness, évoquant les enchevêtrements entre le corps humain, la nature et le cosmos, et dont les éléments sollicitent la vue, l’ouïe et l’odorat, sens de la fusion avec le monde. Les murs sont recouverts d’une fresque représentant des racines tandis que dans l’espace résonne une bande-son entremêlant des pistes enregistrées par l’artiste dans les forêts sud-américaines, des vibrations sismiques captées par le géophysicien Chris Bean, ainsi que des échantillonnages acoustiques des rythmes générés par le cerveau humain, fournis par la neuro-scientifique Emilia Leszkowicz. Composé en collaboration avec Ricardo Moya d’IFF, le parfum d’ambre gris qui vient achever l’œuvre représente la lutte entre l’intérêt personnel corrompu et la prise de conscience écologique dont dépend l’avenir de la vie sur Terre.
Au Pays-Bas, l’artiste et parfumeur Frank Bloem participe à deux expositions dans lesquelles il donne à sentir son travail. La première, à Amsterdam, s’intitule « The Ways of Water » et fait partie de la programmation du Holland Festival (du 3 juin au 10 juillet). Les artistes exposés y explorent les influences mutuelles entre l’eau sur terre et l’espèce humaine. Le parfum Zeelucht (2019) créé par Frank Bloem est le résultat d’un travail de collecte olfactive : quarante odeurs de la mer du Nord et de ses côtes ont ainsi été identifiées et mises en flacon par l’artiste. La composition s’ouvre sur la sensation fraîche et salée du vent parfumé d’herbe, de figue, de rose et de pin. Dans le fond s’épanouissent des notes plus complexes d’armoise maritime, de métal rouillé et de goudron. L’œuvre, sous-tendue de considérations écologiques, s’inscrit ainsi profondément dans un territoire, à la fois historique et géographique.
Trois autres créations de l’artiste, formant un ensemble intitulé The Wandering Dutch (2021), sont inclues dans « Come alive », visible du 3 juin au 31 juillet à Utrecht, qui rassemble 45 artistes abordant de manière sensorielle la question de l’érotisme, de la liberté et du plaisir. Les trois parfums créés par Frank Bloem donnent vie à des chapitres sensuels et des personnages libertaires de l’histoire néerlandaise. Le premier, Secreti del Piemontese, s’inspire des jeunes du XVIIe siècle qui commencèrent à porter des parfums et à fumer du cannabis après avoir lu le livre de recettes secrètes De’ Secreti d’Alessio Piemontese. Il se compose de notes boisées, d’une touche de fumée, d’orange sanguine, d’anis, de poivre noir et d’ambre gris. Le second, Oranda Yuki, est une explosion de néroli, de notes vertes et musquées poudrées qui évoque les courtisanes japonaises qui étaient alors les seules femmes à avoir accès aux postes de traite hollandais [1]Comptoirs coloniaux où s’échangeaient les biens.. Enfin Alexine, un jasmin avec des notes de résine, un fond aqueux et des nuances animales, fait référence à l’aventurière Alexine Tinne, première femme à tenter la traversée du Sahara. Encore une fois, les odeurs permettent une plongée imaginaire et sensible dans le passé et le destin d’individus depuis longtemps disparus.
Enfin, au Kunstinstituut Melly à Rotterdam, l’artiste saoudienne Raja’a Khalid présente un environnement conçu pour accueillir une variété d’activités et d’activations sociales au sein de « 84 STEPS » – allusion au nombre de marches qui relient le rez-de-chaussée du musée au troisième étage entièrement occupé par l’exposition. Celle-ci dévoile une constellation d’œuvres réalisées spécifiquement pour l’occasion et qui explorent les relations entre les architectures physiques et mentales, ainsi qu’entre santé des individus et santé sociale. Des murs peints et une composition olfactive constituent l’œuvre évolutive imaginée par Raja’a Khalid. Celle-ci poursuit son travail critique sur la prévision des tendances et la marchandisation du bien-être. Ses recherches se nourrissent notamment des rapports annuels sur les tendances qui définissent les couleurs, les objets et les images destinés à être en vogue pour l’année à venir. Ainsi son œuvre pour « 84 STEPS » change-t-elle tout au long du projet en fonction des saisons telles que définies par l’industrie de la mode et de la beauté : Spring-Summer 2022, Fall-Winter 2022/23 et enfin, cet été, Spring-Summer 2023. À chaque nouvelle période, l’installation se pare ainsi, avec ironie, d’un nouvel accord couleur-parfum présumé avoir des effets bénéfiques sur le corps et l’esprit. Après avoir été peinte d’une (supposément) réconfortante couleur « huile d’olive » associée à un parfum de cyprès diffusé par capillarité, la galerie a été repeinte pour FW22/23 en une teinte « nid d’abeille », que les faiseurs de tendances décrivent comme ayant des effets positifs. Cet été finalement, la galerie a de nouveau été adaptée, avec un revêtement « Digital Lavender », déclaré « couleur de l’année 2023 » par WGSN, leader du curieux marché de la prévision des tendances consommateurs. La teinte a été choisie en raison de son association avec les rituels de santé mentale et de bien-être que beaucoup d’entre nous ont développés durant la pandémie. Elle est accompagnée dans l’exposition d’un parfum marin qui s’inspire de souvenirs de vacances. Une expérience à la fois artistique et sociale qui interroge notre rapport collectif à certaines sensations – ici visuelles et olfactives – désormais codifiées, encadrées et prédéterminées par les acteurs du capitalisme mondialisé.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’été sera tout aussi fragrant que sur le vieux continent. À New York, Andreas Keller, qui a accueilli fin juin dans sa galerie le travail de David Seth Moltz, offre en juillet sa première exposition personnelle new yorkaise à Maxwell Williams dont le travail olfactif, qui oscille entre performance, recherche, sculpture et photographie, explore de manière intime l’univers du sadomasochisme et des raves techno. Dans l’exposition « CNC Musk Factory » huit fragments de cuir artificiel parfumé, tirés d’une précédente série intitulée Constraint forever, entourent la sculpture Consent is sexy. Ce pilori olfactif, issu de la performance du même nom, impose aux visiteurs de renoncer au contrôle de leur nez pour le soumettre aux caprices de l’artiste qui choisira lequel des quatre parfums plutôt douteux inspirés par les pratiques SM – Vanilla Shit, Pisssss Baby, Period Blood ou Cum Party – il imposera à sa victime consentante. Des savons colorés et parfumés, dédiés à Félix González-Torres, seront aussi disponibles gratuitement jusqu’à épuisement des stocks. Accumulés au sol dans un coin de la galerie, ils évoquent directement les piles de bonbons multicolores dont l’artiste cubain avait fait sa spécialité.
Le parfumeur français Christophe Laudamiel propose quant à lui plusieurs expériences olfactives dans le cadre du « Mandala Lab », un projet au long cours imaginé pour le Rubin Museum of Art de New York et destiné à voyager en partenariat avec The Wellbeing Project [2]Voir en ligne https://wellbeing-project.org/, notamment à Bilbao jusqu’à la fin du mois de juillet. Cinq installations interactives inspirées par les arts himalayens et les mandalas bouddhiques [3]Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et … Continue reading invitent à explorer la complexité de cinq émotions et sentiments ambivalents – la fierté, l’attachement, l’envie, la colère et l’ignorance – connus dans le Bouddhisme sous le nom de kleshas, ou « afflictions ». Plusieurs expériences sensorielles permettent de comprendre et de mettre à distance ces émotions à travers des exercices de gymnastique mentale, émotionnelle et spirituelle. Parmi elles, une bibliothèque de six parfums composés pour l’occasion démontre combien la perception des odeurs dépend de l’expérience personnelle, de nos attachements et répulsions intimes. Chaque composition se fonde sur un souvenir partagé par un artiste : Laurie Anderson, Sanford Biggers, Tenzin Tsetan Choklay, Amit Dutta, Apichatpong Weerasethakul et Wang Yahui. Après avoir humé une création, les visiteurs peuvent indiquer une catégorie d’émotion et une ou plusieurs émotions spécifiques suscitées par celle-ci.
Du 13 juillet au 2 septembre, l’artiste philippine Goldie Poblador exposera dans la vitrine de l’association new yorkaise Urban Glass un développement de son installation interactive Fertility Flowers (2021). Composée de pièces en verre, de parfums et d’un film expérimental, l’œuvre évoque plusieurs histoires qui entourent les fleurs, la féminité et la fertilité. Dans toutes les cultures, nombreux sont les mythes dans lesquelles les femmes sont changées en végétaux, souvent comme punition pour avoir échoué dans leurs devoirs ou résisté à une volonté contraire à la leur. Dans le conte philippin de la Dama de Noche (Cestrum nocturnum) par exemple, une reine incapable de fournir un héritier au trône de désolation se transforme en une fleur qui ne s’épanouit qu’à la tombée du jour. Noyés dans une brume parfumée par ce jasmin de nuit, de minuscules figures en verre soufflé coloré, aux formes à la fois humaines et florales, évoquent ces mythologies de la métamorphose tout en imaginant la femme, et avant tout la femme philippine, libre et fleurissant vers l’émancipation. Le commerce, l’usage et la symbolique des fleurs endémiques en terres colonisées sont également au cœur de la réflexion de l’artiste. Les femmes amérindiennes et africaines asservies utilisaient, rappelle-t-elle, les graines de la fleur de paon (Caesalpinia pulcherrima) afin de ne pas mettre au monde d’enfants esclaves. La liane corail (Antigonon leptopus), connue au philippines sous le nom espagnol de cadena de amor, soit « chaînes de l’amour », symbolise quant à elle le puritanisme auquel les femmes philippines étaient tenues durant la période coloniale espagnole, qui débuta au XVIe siècle et dura plus de trois siècles. Le court métrage réalisé par l’artiste, en évoquant ces faits, expose les violences enchevêtrées du colonialisme et du patriarcat.
Quelques centaines de kilomètres en direction du nord, à Cambridge, l’artiste Azza El Siddique est exposée au MIT List Center jusqu’au 4 septembre. Connue pour ses environnements sculpturaux en acier peuplés d’objets faits de matériaux évolutifs qui évoquent les thèmes de l’entropie, de l’impermanence et de la mortalité, l’artiste mène depuis quelques années une recherche autour de l’histoire culturelle du parfum, se concentrant sur les rituels funéraires islamiques et ses propres souvenirs olfactifs d’adolescente élevée dans une communauté soudanaise au Canada. Dans certaines de ses œuvres, des lampes chauffantes ont ainsi diffusé des fragrances culturellement signifiantes comme celle du santal. La nouvelle installation processuelle d’Azza El Siddique, In the place of annihilation, where all the past was present and return transform (2022), s’inspire de récits personnels et de l’histoire coloniale, et diffuse les arômes du bakhour (ou bukhoor). Omniprésent dans les foyers soudanais, cet encens est fabriqué à partir de copeaux de bois de santal et de oud compressés, d’un mélange de résines aromatiques, d’huile de bois de santal, de sucre et de parfums européens destinés à l’exportation vers les marchés nord-africains. L’artiste en a étudié les recettes traditionnelles afin de développer celle de son installation dans laquelle de petites sculptures de bakhour sont progressivement chauffées, imprégnant la galerie de leur odeur. Ces objets sont placés dans le cadre d’une architecture en acier basée sur le plan du temple égyptien de Dédoun (ou Dedwen), un dieu nubien qui, sous l’aspect d’un jeune homme, apporte en présent à l’Égypte les richesses du peuple nubien, dont l’encens. Les premiers produits exportés de l’ancienne Nubie vers l’Égypte pharaonique furent en effet les aromates utilisés dans les cérémonies religieuses. L’œuvre révèle ainsi combien les traditions multiples de l’encens dans lesquelles s’inscrit le bakhour sont liées aux échanges géo-politiques qui ont façonné le monde depuis l’Antiquité. Sa structure abrite également une vidéo à deux canaux modélisant les composés chimiques des ingrédients du bakhour, actualisation visuelle d’un héritage olfactif millénaire faisant un pont entre tradition et modernité.
Plus au nord encore, à Chicago, l’artiste franco-américain Gwenn-Aël Lynn présente à partir de mi-juillet son projet multi-sensoriel The Architecture of Struggle. Déployée à l’échelle de la ville, l’installation fonctionne comme un hommage à l’activisme écologique qui tient une place importante dans l’histoire de Chicago, ville au long héritage de luttes environnementales. Depuis 2016, l’artiste s’entretient avec des militants locaux, afin de recueillir des témoignages de première main. Des extraits audio de ces conversations sont à écouter au sein de pavillons de gramophone colorés disséminés dans plusieurs lieux de la ville comme la Pilsen Arts & Community House, le Pullman National Monument, le Ford Calumet Environmental Center, ou encore le centre d’accueil de la William W. Powers State Recreation Area. Ces récits permettent de contextualiser les parfums qui les accompagnent – créés avec Christophe Laudamiel et associés à l’expérience environnementale de chaque activiste. Si l’odorat se prête si bien au sujet, c’est qu’il s’agit du sens qui nous relie le plus vitalement à notre environnement, à travers la respiration, mais aussi celui qui nous alerte en premier d’une éventuelle pollution de l’air, ou même de l’eau.
Du 15 juillet au 12 août, l’Institute for Art and Olfaction accueillera à Los Angeles l’exposition multidisciplinaire « Bagh-e Hind », organisée par la critique d’art et parfumeuse indienne Bharti Lalwani et l’historien américain Nicolas Roth. Cinq peintures typiques des écoles moghole [4]Style particulier de peinture indienne qui s’est développé à partir des miniatures persanes sous l’Empire moghol (XVIe – XIXe siècles). et rajput [5]Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole. (ou râjpoute) seront reproduites grandeur nature dans l’espace d’exposition. Ces dernières dépeignent toutes des aspects de l’expérience du jardin aux XVIIe et XVIIIe siècles en Asie du Sud. Seront également exposés cinq parfums inspirés par les arômes identifiables au sein des jardins représentés : rose, narcisse, fumée, iris et kewra. Composés pour l’exposition par l’artiste et parfumeuse Miss Layla, créatrice de la marque Fūm, les créations seront présentées accompagnées de bouquets d’encens fabriqués par la commissaire Bharti Lalwani. Les peintures et senteurs seront également accompagnées de poèmes ourdou de l’époque moghole, traduits en anglais par Nicolas Roth, spécialiste des écrits horticoles de cette période. L’exposition s’accompagne d’une version en ligne proposant des essais et ainsi que des morceaux de musique classique hindoustanie choisis par l’architecte Uzair Siddiqui en écho aux œuvres de l’exposition. L’observation minutieuse et l’interprétation multi-sensorielle de ces œuvres où foisonnent les fleurs et les fruits n’est pas sans rappeler le projet Odeuropa, nous rappelant que les lectures olfactives des arts et histoires extra-européennes constituent des entreprises tout aussi riches et prometteuses que celles entreprises en Europe.
C’est au Brésil que s’achève notre tour du monde olfactif estival, avec l’artiste Karola Braga dont le travail est présenté à l’Ecole de botanique de São Paulo. O que fica de abraços prestes a serem extintos [Ce qui reste des étreintes menacées d’extinction] est composée de répliques en plâtre de troncs d’arbres de la forêt atlantique et du parfum de quatre orchidées en voie d’extinction : Cattleya labiata, Miltonia regnellii, Cattleya aclandiae et Zygopetalum crinitum Lodd. Depuis la colonisation du Brésil, la forêt atlantique – le biome le plus riche du Brésil – a été largement dévastée et de nombreuses espèces ont déjà disparu, tandis que d’autres sont menacées d’extinction. On y trouve encore cependant une grande diversité d’épiphytes, des organismes qui poussent en se servant d’autres plantes comme support, sans nuire à celles-ci. C’est le cas des orchidées dont les racines étreignent l’écorce des arbres et qui ne peuvent vivre que grâce à cette union. Grâce à la technologie du headspace, l’artiste a pu capturer et reproduire le plus fidèlement possible l’odeur de ces quatre orchidées menacées. Avec ses troncs coupés d’un blanc fantomatique et l’absence de fleurs que seule le parfum suggère, l’œuvre évoque ainsi la progressive disparition de ces « étreintes » naturelles, conséquence de la déforestation et du changement climatique.
Bien que l’ancrage géographique, le mouvement écologique, la célébration de cultures diverses et la recherche historique semblent être des thèmes de prédilection pour une grande partie des artistes, les évocations, symboles et formes olfactives à découvrir cet été sont aussi variées que captivantes, et promettent aux nez curieux de belles découvertes.
Visuel principal : Julie C. Fortier, Attendu tendue, 2022 – Exposition « Sentir le cœur de la montagne », Galerie du Dourven © Julie C. Fortier
Notes
↑1 | Comptoirs coloniaux où s’échangeaient les biens. |
---|---|
↑2 | Voir en ligne https://wellbeing-project.org/ |
↑3 | Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et pratiques de méditation. « Notre mandala » désigne aussi l’ensemble des rayonnements de nos consciences sensorielles et mentales. |
↑4 | Style particulier de peinture indienne qui s’est développé à partir des miniatures persanes sous l’Empire moghol (XVIe – XIXe siècles). |
↑5 | Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole. |
Commentaires