Parfumeur chez Firmenich depuis 2006, Dora Baghriche est aussi passionnée de littérature. Dans Le Goût des senteurs, paru au Mercure de France, elle nous propose de découvrir les odeurs autrement, sous la plume des écrivains. De l’incontournable Proust à Annie Ernaux, en passant par Philippe Delerm ou la chanteuse Juliette, elle compile et commente 30 extraits puissamment odorants. Entretien.
Comment est né ce livre ?
J’en ai eu l’idée il y a trois ou quatre ans : je lis beaucoup, et j’ai commencé à compiler des passages de livres qui évoquent des odeurs et me parlent donc particulièrement. Et puis comme beaucoup de choses qui se font grâce aux hasards de la vie, j’ai rencontré l’éditeur de la collection « Le goût de », constituée d’anthologies sur divers thèmes, et qui m’a parue être l’écrin idéal pour le livre que j’avais en tête. Mon objectif était de parler des odeurs autrement et de montrer que ce sont des exhausteurs de vie : on peut vivre sans, mais ce n’est pas pareil, comme nous le prouve l’épidémie de Covid. Colette disait d’ailleurs que l’odorat était son sens premier, même si beaucoup pensent que ce n’est qu’un détail. Avec ce livre, je n’ai pas envie de m’adresser uniquement à l’industrie et aux passionnés de parfum, mais à tout le monde. Je voudrais montrer à tous ceux qui se disent « Les odeurs, c’est trop abstrait » ou « C’est trop aux mains du marketing » que ce n’est pas le cas et qu’elles leur appartiennent aussi.
On dit souvent qu’il y a peu ou pas de vocabulaire dédié aux odeurs et qu’il est difficile de mettre des mots dessus, pourtant la littérature est pétrie d’odeurs…
Près de 90% du discours sur les odeurs est en réalité monopolisé par la parole sur les parfums, qui fait intervenir toujours le même vocabulaire, avec le souci de rendre les choses sexy, attirantes ou très sérieuses. Mais il est important de se pencher sur les senteurs plus brutes qui font partie de notre quotidien et de notre imaginaire et dont on ne parle pas : l’eau de Javel, les cendres, les draps… Quand on perd l’odorat, on se rend compte qu’on a envie de tout sentir, même les mauvaises odeurs. Je voulais mettre toutes les odeurs sur le devant de la scène, et pas seulement celles qui sont censées nous faire rêver. La littérature nous permet de sortir du terrain lissé et balisé des parfums et des discours marketing qui vont plaire à tout le monde pour nous emmener sur des territoires différents. Plonger le lecteur dans un passage olfactif, c’est comme lui mettre des lunettes 3D : les odeurs apportent un relief et une dimension incroyable au récit, elles campent une atmosphère, un peu comme la lumière au cinéma. Mais c’est une entreprise très courageuse pour un auteur car écrire sur les odeurs est très impudique : il faut mettre un peu de soi quand on le fait. Les écrivains ont l’humour et l’audace que nous avons presque perdus dans l’industrie du parfum.
Quand on parle de littérature et d’odeurs, on pense bien sûr à la madeleine de Proust. Vous avez sélectionné deux passages de la Recherche du temps perdu, mais ils évoquent l’odeur de l’essence et celle des asperges… Comment avez-vous choisi les extraits ?
Je voulais montrer un Proust différent, mettre en valeur son humour, et parler d’odeurs moins connues, très particulières. C’était presque une provocation : je n’avais pas envie de parler uniquement de fleurettes et de gâteaux. Plus généralement, je voulais sortir des clichés et des classiques. Dans le livre, il n’y a ni Le Parfum de Süskind, ni la madeleine de Proust… J’ai cherché d’autres auteurs, des pépites inconnues, comme Elisabeth Quin, qui confie être atteinte d’un glaucome [maladie de l’œil entraînant une déficience visuelle] et apprend à voir par d’autres sens, dont l’odorat , ou Joseph Ponthus, dont j’avais adoré le roman À la ligne. En le lisant, je sentais littéralement le poisson. Pour les auteurs les plus célèbres, j’ai choisi des textes confidentiels, comme celui de Jean Giono sur le labdanum et les chèvres, que Dominique Roques lui-même [sourceur de matières premières chez Firmenich et auteur de Cueilleur d’essences paru chez Grasset] m’a confié ne jamais avoir lu ! Que l’on fasse des découvertes en le lisant, c’est le meilleur compliment qu’on puisse faire à cet ouvrage.
Vos choix sont plutôt éclectiques, puisqu’à côté de Proust on trouve les paroles de « Parfum », un titre du rappeur Jazzy Bazz…
Je voulais en effet avoir l’étendue la plus large possible, j’ai donc choisi quinze classiques et quinze modernes. J’ai entendu cette chanson par hasard et j’ai jubilé : les paroles étaient géniales ! Il parle d’exil, de bitume, de violence urbaine, d’odeurs gourmandes… Le parfum qui fait rejaillir le souvenir, c’est totalement proustien. Et le fait que cet éclairage sur les senteurs soit livré par un rappeur montre bien que c’est quelque chose qui appartient à chacun de nous.
Vous avez également choisi le texte d’un parfumeur, Dominique Ropion…
C’est un hommage à mon métier et à travers lui un hommage à tous les parfumeurs, celles et ceux qui ont choisi l’odeur comme matière créative et matière d’expression. J’ai souvent travaillé sur les odeurs de peau, et j’ai été très sensible à ce texte sur les odeurs charnelles dont il nous dit qu’elles ne sont pas toujours innocentes.
Quelle serait pour vous l’odeur de la littérature ?
Eric-Emmanuel Schmitt dit que la position de l’écrivain, c’est l’inconfort et que c’est cela qui le fait avancer. Pour le lecteur, c’est la même chose : je lis pour être bousculée. L’odeur de la littérature serait donc inconfortable et addictive, peut-être celle d’une allumette, du soufre, symbole d’addiction et de danger.
Propos recueillis le 21 octobre 2021
Le Goût des senteurs, textes choisis et présentés par Dora Baghriche, Mercure de France, 128 pages, 8,20 euros – Disponible sur le Shop Auparfum, by Nez.
Photo : @NDL-STUDIO
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