Cette publication est également disponible en :
English
Los Angeles, samedi 10 mai 2025. L’application météo affiche une température de 37° C, soit 12 °C au-dessus des normales saisonnières. Doit-on y voir une manifestation de l’ambiance volcanique promise par Cercle Odyssey, qui a posé pour une semaine son projet immersif dans la Cité des Anges ? La crème de la musique électronique s’y produit au sein d’un dispositif mêlant projections vidéos, installations numériques et diffusion d’odeurs, à une échelle monumentale et inédite. À cette occasion, Ugo Charron, ayant récemment reçu son titre officiel de parfumeur après cinq années passées au sein des équipes de Mane à New York, a rencontré Mathieu Chévara, co-fondateur et directeur de création de Nez de passage en Californie, pour un entretien passionnant sur la place des odeurs dans cette expérience synesthésique.
Il y a deux ans, tu créais une première fragrance alors diffusée lors des événements de Cercle.1 Quelles ont été les premières observations que tu as faites de cette expérience assez inédite ?
En 2023, tous les shows ont eu lieu en extérieur, dans des espaces vastes et variés. C’était donc particulièrement complexe de tout maîtriser. Trois villes ont reçu l’événement : Séville, Genève et Paris. À Séville, il faisait évidemment très chaud, l’espace était gigantesque, c’était loin d’être évident. Le dispositif était plus simple à mettre en œuvre à Genève, le lieu était plus réduit, et doté d’un plus grand nombre de diffuseurs. Quant à Paris en 2024, au musée de l‘Air et de l’Espace, nous avons été confrontés à un espace à nouveau très vaste, et nous avons donc préféré choisir des zones stratégiques pour la diffusion, sans qu’elles soient pour autant explicitement signalisées. Un maximum de spectateurs a pu se laisser surprendre et ainsi, sentir et ressentir les parfums. Avec le recul, il me paraît évident de disposer d’un plus grand nombre de points de diffusion pour assurer une plus grande homogénéité des parfums dans les zones accueillant les publics. Le premier constat que nous avons pu faire a été cependant très rassurant: nous avons récolté de nombreux commentaires, ce qui signifie que les parfums sont au moins arrivés à destination ! Ils concernaient principalement les aspects qualitatifs de Golden Hour, le parfum signature de Cercle. Ce premier essai a donc été plutôt satisfaisant et suffisamment convaincant pour que les équipes de Cercle décident d’aller plus loin.
Deux ans plus tard, comment le projet a évolué ?
Pour franchir une nouvelle étape, il semblait donc prioritaire de multiplier les points de diffusion, afin de proposer une expérience olfactive encore plus manifeste par un flux homogénéisé. Concernant le parfum en tant que tel, et si l’expérimentation d’une odeur unique reflétant le Cercle dans sa globalité a facilité la mise à l’épreuve du dispositif, il nous a paru évident qu’il serait bien plus intéressant de tenter de suivre les spécificités de chaque concert et de chaque scénario visuel associé.
Derek Barbolla, créateur de Cercle, a souhaité intégrer pour cette nouvelle édition de son projet immersif une dimension plus scénarisée, plus narrative. Il s’est penché sur le thème de l’Odyssée d’Homère, et en a proposé une interprétation en quatre actes pour Cercle Odyssey. Cette évolution représentait une parfaite occasion pour nous de déployer l’expérience olfactive à l’aide de nouveaux parfums, en s’appuyant sur le succès de Golden Hour. J’ai donc proposé de créer trois nouvelles signatures olfactives, plus thématisées, s’ajoutant à la première. Les quatre parfums désormais disponibles ne sont cependant pas systématiquement tous utilisés. Ils font désormais partie, tout comme les bibliothèques d’images, d’animations visuelles et de vidéos dont disposent Cercle, des possibilités de personnalisation pour répondre aux spécificités artistiques de chaque performance musicale proposée par les artistes programmés. Pour moi, c’est une étape décisive dans l’implantation durable d’une expérience olfactive, mais aussi de sa contribution au projet immersif dans sa globalité.
Peux-tu nous éclairer davantage sur le processus de création et les propriétés de ces trois nouveaux parfums ?
Certains visuels et extraits vidéos m’ont été envoyés en amont, tous captés par l’équipe de Neels Castillon, qui a récolté une matière très variée dans le monde entier. J’ai donc eu la chance de visualiser, de comprendre et de ressentir les ambiances comme les différents messages adressés au public. J’ai alors tenté d’accompagner et de prolonger ces diverses intentions d’un point de vue olfactif.
Le premier parfum, intitulé La Forêt, s’inscrit dans une expression végétale très tropicale. Les tournages, réalisés en Polynésie, présentent une jungle particulièrement dense. J’ai composé un parfum doté d’une facette très verte, très croquante, associée à des notes florales, humides, pour mettre en lumière les fleurs blanches que l’on trouve sous ces latitudes : l’incontournable Jasmin Absolu bien sûr, mais aussi le Champaka Rouge E-Pure Jungle Essence et le bois de Genevrier ID Jungle Essence . Issu d’un partenariat entre Mane et l’ONG Red List Project, il s’appuie sur un headspace et permet de recréer les propriétés olfactives de la fleur sans l’exploiter au sens littéral du terme.
Le deuxième parfum, intitulé L’Océan, s’appuie sur diverses sources visuelles captées en Islande, en Namibie et en Polynésie. Je voulais vraiment éviter de créer un parfum qui sente la plage, pour me concentrer spécifiquement et exclusivement sur la sensation de l’eau, dans son immensité océanique. On retrouve bien sûr des notes salées, iodées, notamment grâce à l’Algue Rouge Jungle Essence, mais aussi à travers l’utilisation de la Lavande Pure Jungle Essence qui donne un côté très bleu, dans sa fraîcheur légèrement camphrée. Un cocktail de Bergamote Sustainable et Citron Upcycled apportent enfin des facettes très rafraîchissantes qui amplifient l’intention olfactive.
Le troisième parfum, La Nuit étoilée, met en lumière les aurores boréales tournées en Islande. Elles m’ont amenées à travailler sur l’immensité fascinante des grands espaces célestes, lorsque l’on se retrouve dans la nature pour les observer. J’ai donc utilisé des notes fumées, avec du Cade et du Cèdre Atlas et Orcanox Upcycled, qui apportent ensemble une expression un peu mystérieuse, presque shamanique. La vanille absolue de Madagascar, quant à elle, se propose comme une enveloppe sombre mais réconfortante, à la manière d’un plaid dont on se couvre autour du feu, sous un ciel étoilé. Enfin, le jasmin, en toutes petites touches, tente d’enrober le parfum dans une nécessaire majesté.
En ce qui concerne le dispositif de diffusion, comment avez-vous procédé pour tenter de l’améliorer ?
Pour cette nouvelle édition, le dispositif a été entièrement revu pour assurer la diffusion programmée des parfums. Des bonbonnes ont été installées sur de puissants ventilateurs répartis autour de la scène centrale, autant de dispositifs connectés à un système de déclenchement contrôlé à distance par la régie. Cela permet notamment de diffuser, à la seconde près, le parfum souhaité sur la base du script défini en amont. La société C17, déjà impliquée dans le projet pour la création des effets spéciaux, a imaginé et testé les conditions optimales de diffusion en collaboration avec les équipes de Mane.
Un autre paramètre a facilité le processus de diffusion : les shows ont tous eu lieu en intérieur, dans des espaces relativement homogènes, qu’il s’agisse de Mexico City, Los Angeles et Paris. Cela n’a bien entendu pas résolu toutes les problématiques, notamment le volume de ces très grandes salles et le niveau de fréquentation du public, qui influent indubitablement sur les flux olfactifs dans l’espace, sans oublier les questions de climatisation, les mouvements de foules, etc. Il ne faut pas non plus négliger les odeurs que de nombreux spectateurs portent sur eux, qui interviennent comme autant d’éléments parasitants pour accéder aux meilleures conditions olfactives de l’expérience.
Penser et travailler la circulation de l’air, c’est la mission des ingénieurs en thermodynamique, au même titre que l’on trouve des ingénieurs acousticiens qui viennent assurer la bonne diffusion du son, notamment lorsqu’un concert est organisé dans un lieu qui n’est pas dédié à cela. Ne serait-ce pas une ressource intéressante à convoquer pour assurer la meilleure expérience olfactive pour les publics ?
Ce serait en effet un facteur d’amélioration déterminant pour les prochaines éditions, afin d’optimiser l’expérience selon tous les paramètres que l’on a pu lister jusque là. C’est une intervention qui devrait d’ailleurs être systématisée dans chaque situation de diffusion d’odeurs dans l’espace. Sans cela, on en est un peu réduit à tatonner, chaque nouveau show représentant l’unique moyen d’optimiser le dispositif, de manière très empirique. Le peu de précédents concernant la diffusion d’odeurs lors de grands concerts génère souvent des inquiétudes légitimes de la part des organisateurs. Ils souhaitent avancer pas à pas, avec prudence, quand de mon côté je suis évidemment très impatient de trouver le moyen d’exploiter pleinement l’intervention des parfums ! J’ai la sensation que nous ne sommes qu’au démarrage d’un processus dans lequel les odeurs trouveront encore une place plus centrale au sein de Cercle Odyssey. Mais encore une fois, cela reste très encourageant et extrêmement excitant pour moi, en tant que parfumeur et musicien.
Lors des premiers shows de Mexico et Los Angeles, as-tu pu recueillir les réactions du public aux odeurs proposées comme à leurs conditions de diffusion ?
Pour le moment, nous n’avons pas encore d’informations consolidées, mais l’équipe de Cercle envoie systématiquement un questionnaire aux milliers de spectateurs qui ont vécu l’expérience, dans un but d’amélioration continue. On en saura sans doute davantage d’ici quelques semaines. Cependant, Mane a souhaité que je sois présent sur chaque show, afin d’assurer le meilleur résultat possible (et d’endosser le rôle de thermodynamicien !), mais aussi de mieux comprendre les possibilités d’amélioration de la diffusion des odeurs. Proposer les parfums diffusés sous la forme de bougies par exemple, permettrait aux publics sensibles à ce dispositif de prolonger l’expérience après le show. Lorsque tous nos sens sont convoqués au sein d’un événement très attendu, circonscrit dans l’espace et le temps, les ressentis sont souvent beaucoup plus puissants, et la mémoire qu’on en garde l’est alors tout autant. J’imagine sans difficulté que visionner le show chez soi, accompagné par la diffusion des odeurs, pourrait participer à ancrer la singularité de Cercle et prolonger cette expérience intrinsèquement éphémère. Mais ce serait aussi l’occasion pour tous ceux qui n’ont pas pu assister à Cercle Odyssey de proposer une version immersive accessible, afin de confirmer ou de développer leur intérêt pour ce projet très innovant.
Prolonger l’expérience est une belle idée, mais ne penses-tu pas que se familiariser avec les odeurs en amont pourrait être également bienvenue ? Lorsque le public se rend à un concert, il a pris le temps de découvrir la musique proposée, d’apprendre à l’aimer, à l’associer à des situations et des sentiments qui lui sont très personnels.
L’analogie avec les comportements du public concernant la musique est très intéressante. Au-delà, certains spectateurs s’étant familiarisés en amont avec les parfums pourraient identifier plus immédiatement leur diffusion dans l’espace lors des shows, tout comme on attend impatiemment l’interprétation d’un morceau que l’on aime plus qu’un autre, et que l’on identifie plus en une fraction de seconde. C’est un débat que je suis très curieux d’avoir avec Derek Barbolla comme avec les artistes qu’il programme, et qui sait, cela pourrait aboutir à l’ouverture de nouvelles options lors de l’achat des tickets par les spectateurs.
En effet, on pourrait imaginer une collection d’échantillons, comme nous le faisons avec la Box by Nez, pour proposer aux spectateurs qui le souhaitent de découvrir en amont ces créations olfactives originales. À ce propos, quelles sont selon toi les opportunités que représente cette collaboration avec Cercle ?
Elles sont nombreuses, et j’apprécie particulièrement qu’elles se révèlent à mesure que j’assiste aux différents shows, ou bien lorsque j’échange avec les experts réunis dans l’équipe de Cercle. Créer au sein de Cercle une entité dédiée au parfum comme une véritable marque olfactive serait la preuve irréfutable de la légitimité des odeurs dans un projet multi-sensoriel, qui est encore aujourd’hui très expérimental. Par ailleurs, quand j’ai la chance d’assister aux performances d’artistes comme Moby, Paul Kalkbrenner, The Blaze or Black Coffee dont j’admire le travail depuis des années, il est difficile de résister à l’envie de travailler aussi avec eux pour créer des parfums en lien avec leurs univers esthétiques. Cela représenterait pour moi un véritable aboutissement. Et qui sait pouvoir imaginer une collection qui pourrait être distribuée en tant que telle en parfumerie.
Perçois-tu des limites dans cette collaboration, compte-tenu notamment de la dimension très spectaculaire et grand public de l’événement ?
Je pense que le facteur temps est l’élément le plus difficile à gérer dans ma position de parfumeur. En effet, chaque ajustement olfactif fait l’objet de nombreuses analyses, parfois d’inquiétudes, que le manque de précédents dans le domaine du spectacle vivant rend d’autant plus difficile à contrer. Il faut attendre les conditions du live pour avancer et améliorer le dispositif. La confiance des organisateurs est également un paramètre clé pour continuer à déployer et renforcer la dimension olfactive des shows. Ma présence soutenue auprès des équipes est sans doute le premier atout pour la développer. La prudence légitime des organisateurs quant à l’intensité des parfums au sein des shows est aussi un défi, que j’essaie de relever en les rassurant, progressivement. Cela demande du temps et de nombreux shows pour expérimenter.
Il me semble cependant qu’il est toujours plus facile de refroidir un bain trop chaud que de faire l’inverse. Cela te fait-il réagir au regard de ce que tu viens d’exprimer ?
Dans le champ des odeurs, on ne se confronte pas à un facteur de risque très important. En effet, la quantité d’odeur diffusée ne peut pas réellement générer des situations critiques, d’un point de vue de la sécurité des spectateurs. Au pire, seuls l’inconfort que représenterait la présence trop forte d’un parfum ainsi que l’éternel “j’aime/j’aime pas” pourraient nous être reprochés. Mais il est certain que nous aboutirions plus rapidement à des résultats encore plus poussés si nous densifions avec générosité la quantité de parfum diffusé, et que nous l’ajustions en fonction des réactions du public. Cette prise de risque incombe bien entendu aux créateurs de Cercle, je suis déjà pour ma part enchanté et honoré de pouvoir apporter une dimension olfactive à ce projet qui a déjà conquis des dizaines de milliers de personnes dans le monde.
Plus généralement, j’imagine que c’est pour Mane et pour toi une opportunité de mieux appréhender les problématiques de diffusion des odeurs dans des situations assez extrêmes. Chaque solution que vous parvenez à trouver ouvrent des possibilités de déploiement et d’exploitation de ces nouvelles formes d’accès aux parfums, qui peuvent toucher de nombreux domaines : l’architecture, les musées, les concerts, le spectacle vivant, le cinéma, pourquoi pas les parcs d’attraction et plus généralement, les événements dans leur grande diversité.
En effet, malgré quelques sociétés spécialisées dans la diffusion des odeurs, cela reste encore un champ très vaste à explorer. On peut imaginer que cela pourrait faire émerger des besoins et des opportunités qui, avec le temps, deviendraient de nouveaux standards dans tous ces domaines, et ainsi de nouveaux marchés à développer.
En parallèle de ton métier de parfumeur chez Mane, tu as une activité artistique au sein de Cosmic Gardens, une formation musicale multisensorielle que tu as créée avec Clément Mercet, et dans laquelle tu expérimentes également la diffusion de parfums. En quoi cela alimente-t-il ton intervention auprès des équipes de Cercle et plus généralement, ton approche de la création de parfums ?
Cosmic Gardens propose des expériences associant musique électronique en live, projection de vidéos et diffusion d’odeurs. En cela, c’est très proche de ce que produit Cercle Odyssey, à une échelle évidemment beaucoup plus modeste ! Cependant, même si nous ne disposons pas des mêmes moyens, j’ai à cet endroit une très grande liberté pour expérimenter tout autant dans le champ de la création de parfums que dans leurs modalités de diffusion. Ces expériences m’ont permis d’aller à la rencontre de Cercle avec un bagage et une connaissance de leurs problématiques qui nous ont sans doute fait gagner du temps. Plus généralement, en tant que parfumeur, il me paraît indispensable de continuer à être curieux de tous les autres champs d’expression liés à nos sens. Tout le monde peut noter les nombreux passages qu’il existe dans le vocabulaire utilisé au sein de champs disciplinaires convoquant des sens très différents. On parle par exemple de coloriage en musique, de notes en parfumerie, de rythme en peinture. La dimension immatérielle et invisible du parfum rend son approche par le public beaucoup plus abstraite, et il convient encore de le présenter en s’appuyant sur d’autres expériences sensorielles pour en faire comprendre les propriétés fondamentales. L’exploration de la musique, associée à l’image et aux odeurs, élargit inévitablement le périmètre de création de mes parfums, et mes capacités à les partager.
Pour conclure, pourrais-tu nous parler de ce qui représenterait un aboutissement ultime dans ta collaboration avec Cercle Odyssey ? Espères-tu l’émergence d’un statut de PJ (Perfume Jockey), qui sera un jour tout aussi évident et incontournable que celui de DJ ou VJ ?
Il faudrait déposer l’appellation ! Comme pour les images qui sont diffusées lors des concerts, ou pour les arrangements des morceaux interprétés par les artistes sur scène, je rêverais effectivement de pouvoir augmenter le potentiel de personnalisation de l’expérience olfactive lors des shows : la création en live de parfums, sur la base d’une librairie de matières premières ou d’accords, la quantité de parfums diffusés, ou encore les zones de diffusion en lien avec les interactions lumineuses par exemple. En bref, pouvoir improviser comme pourrait le faire un musicien lorsqu’il a devant lui un nombre de mesures dédiées à son solo ! J’aimerais également pouvoir tenter de donner une matérialité aux odeurs, peut-être en associant le transport des molécules odorantes à de la vapeur, processus qu’avait utilisé l’Institute for Art and Olfaction à Amsterdam il y a quelques années. Cela permettrait d’identifier visuellement la présence du parfum dans l’espace et de pouvoir permettre aux spectateurs d’être davantage conscient de la situation de découverte olfactive qui leur est proposée. Ce serait également une manière très concrète de revenir aux sources étymologiques et matérielles du parfum, à savoir Perfumum, par la fumée. J’espère sincèrement pouvoir t’en dire davantage dans les mois et les années à venir !
Crédit photo : @ Cercle Odyssey
Commentaires