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Ah, les notes anisées… à les sentir, on entendrait presque le chant des cigales et l’accent du sud. Tout à la fois très évocatrices et clivantes, elles renvoient à un prisme de matières premières varié. Tour d’horizon de leurs interprétations olfactives, éclairé par les regards des parfumeurs Caroline Dumur (IFF) et Ilias Ermenidis (Firmenich).
Vert anis et verre de pastis
L’anis, de son nom scientifique Pimpinella anisum, est une plante herbacée de la famille des apiacées, comme la carotte, le galbanum, l’aneth, la livèche, le persil, le cumin, le carvi, le céleri, le fenouil, la coriandre ou encore l’angélique.
Atteignant environ 60 cm de haut une fois adulte, il est connu pour ses graines striées et vertes, issues de ses fleurs jaunes regroupées en ombelles. Il apprécie l’exposition au soleil et la chaleur. Probablement originaire de l’est du bassin méditerranéen et d’Asie mineure, il est utilisé dès l’Antiquité pour ses vertus médicinales, employé dans les rituels religieux et constitue l’une des seules épices produites en Occident. Il est également très apprécié dans l’alimentation, comme le rapporte Pline l’Ancien : « Frais ou sec, il est recherché dans tous les assaisonnements, dans toutes les sauces. On en saupoudre la croûte inférieure du pain. On le met aussi dans les chausses à filtrer le vin ; avec les amandes amères, il donne de l’agrément au vin. » [1]Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré
C’est d’ailleurs dans la catégorie des alcools qu’il a connu un déploiement important, comme le rappelle Ilias Ermenidis, parfumeur principal chez Firmenich qui a signé Ege pour Nishane (voir plus bas) : « Chaque pays du pourtour méditerranéen a sa spécialité : l’ouzo en Grèce, le raki en Turquie, le pastis en France, l’arak en Syrie, le sambuca en Italie, l’ori en Arménie… En tant que Grec né à Constantinople, j’aimais partager un verre avec mon père au gré de nos balades en voilier sur le Bosphore ». Ce succès s’expliquerait notamment par son goût sucré : l’un de ses principaux constituants, outre l’estragol et l’aldéhyde anisique, est en effet l’anéthol dont le pouvoir sucrant serait treize fois supérieur à celui du saccharose. L’Anis de Flavigny, qui enrobe la graine d’une couche de sucre, est d’ailleurs l’un des premiers bonbons français, inventé par des moines bénédictins en 719. L’anéthol est également responsable de la couleur blanche du pastis dilué, dû à sa faible solubilité dans l’eau.
Variétés botaniques et convergences moléculaires
Dans les alcools néanmoins, l’anis vert tend à être remplacé par l’anis étoilé, Illicium verum, ou badiane, dont la composition chimique de l’huile essentielle est très proche. Botaniquement et historiquement cependant, la différence est réelle : le badianier, qui appartient à la famille des schisandracées, est un arbre à feuilles persistantes, vertes et lisses, et à grandes fleurs solitaires jaunâtres. Le fruit, en forme d’étoiles à huit branches en moyenne, est séché avant d’être utilisé. L’arbre originaire de Chine méridionale et appréciant les climats doux, n’est introduit en Europe qu’au XVIIe siècle, où il reste alors très cher, la tendance ne s’étant inversée que récemment.
L’anis vert est plus proche du fenouil, lequel fait aussi partie de la famille des apiacées. D’origine méditerranéenne, Foeniculum officinale ou vulgare est connu depuis la Haute Antiquité, toutes ses parties étant utilisables pour leurs vertus médicinales et gustatives. On extrait de ses graines une huile essentielle riche en anéthol et estragol, et, en moindre quantité, en limonène et fenchone, l’un des constituants de l’alcool d’absinthe, ce qui explique que celle-ci soit rapprochée des notes anisées.
Une note, une variété de possibilités
Mais la note anisée en parfumerie ne se réduit pas à l’anis : « Je distingue pour ma part trois catégories : les anisés aromatiques, comprenant anis, badiane, fenouil, estragon et basilic ; ceux plus réglissés ; et les notes florales anisées, comme le mimosa, l’héliotrope », explique Ilias Ermenidis.
Pour construire ces notes, de nombreuses matières sont ainsi disponibles, avec chacune sa spécificité, comme le précise Caroline Dumur, parfumeuse chez IFF, qui a composé Rayon vert pour Bastille (voir plus bas) : « Le basilic grand vert LMR a par exemple un côté assez floral, que l’on peut trouver dans l’héliotropine et l’aubépine. Le carvi, plus menthé, plus cumin, a un vrai côté peau qui permet d’adoucir les notes anisées ; le fenugrec, l’immortelle et le céleri permettent quant à eux de les réchauffer. Il y a aussi l’absinthe et l’armoise que j’aime beaucoup, plus durs et sombres, évoquant un vert très foncé. Nous disposons également de molécules de synthèse comme l’anéthol. L’estragol était un classique, mais on ne peut plus vraiment l’utiliser à cause des restrictions. Je trouve aussi des facettes anisées aux des notes muguet ». Et Ilias Ermenidis de compléter : « on peut également utiliser l’aldéhyde anisique, l’acétate d’anisyle, ou encore le tarragol avec des facettes persil. J’appréciais beaucoup le Basilex, un captif Firmenich des années 1980-1990, sublime, très minéral, mais qui n’est plus disponible aujourd’hui. Nous avons en revanche une très belle essence de feuilles de basilic Nature Print [obtenue selon la technique du headspace] ».
Derrière les fagots
Mais les briefs qui placent l’anis au centre de la composition restent rares : ces notes sont employées comme facettes plutôt qu’en thème central, comme le confirme Caroline Dumur : « certaines matières aux facettes anisées sont utilisées pour une ouverture fraîche et aromatique, notamment dans les masculins, comme l’estragon et le basilic qui sont riches en estragol. On en trouve également des facettes dans les notes mimosa, comme Après l’ondée. Mais généralement, elles n’ont pas très bonne presse : elles évoquent très vite le registre alimentaire – et personne n’a envie de sentir le pastis – ou bien des signatures trop rétro. Pourtant, je trouve qu’il y a quelque chose à explorer, ce sont des notes qui mettent immédiatement l’eau à la bouche et qui sont assez vastes, entre celles plus froides – pastis – et plus chaudes de fenouil, d’absolue d’immortelle, de réglisse. Cela permet de composer des verts signés, lisibles, appréciés en parfumerie de niche, mais qu’il faut savoir habiller ».
Force est de constater que les rares compositions l’ayant mis en avant n’ont bien souvent pas fait long feu sur le marché, et que dresser leur liste (non-exhaustive, bien entendu) ressemble un peu à un jeu mélancolique. Mais peut-être étaient-ils nés trop tôt pour qu’on les comprenne ?
Dégustations parfumées
Il y a en effet de beaux précurseurs dans l’histoire de la parfumerie : « Je pense notamment à la fougère anisée Brut [Karl Mann, 1964], à Eau sauvage [Edmond Roudnitska, 1966] qui tire sur basilic, et à Azzaro pour homme [Gérard Anthony, 1978] qui a pour moi des facettes anisés et fenouil », énumère Ilias Ermenidis. Mais c’est surtout le premier parfum de Lolita Lempicka en 1997, signé Annick Menardo, qui constitue selon le parfumeur un « chef d’œuvre, un archétype de la note anisée version réglisse ». Son pendant masculin, lancé trois ans plus tard, met encore plus en avant badiane et réglisse, dans une belle complémentarité. On pense aussi à Kenzo Air créé par Maurice Roucel en 2003, qui a malheureusement été rapidement discontinué. Autre regrettée sortie la même année, L’Eau ivre de Iunx, signée Olivia Giacobetti, décrite comme un « élixir glacé, coupable » et que Caroline Dumur considère comme « l’une des plus belles interprétations de la note, avec son anis très direct, mêlé à l’absinthe et à l’immortelle ».
Disparu lui aussi, Anice de la marque italienne Etro nous proposait en 2004 un anis floral, appuyé par des notes « de fenouil et de carvi et des touches de jasmin et d’iris ». Au même moment sortait L’Eau noire de Dior, composé par Francis Kurkdjian, qui jouait sur la réglisse dans son aspect à la fois gourmand et plus aromatique. Difficile à dénicher pendant quelques années, elle a été rééditée cette année dans la collection exclusive de la marque, dont la direction artistique est désormais assurée par le parfumeur.
En 2006, Olivia Giacobetti retrouvait l’accord avec Fou d’absinthe pour L’Artisan parfumeur, une interprétation de la fée verte « construite comme une rencontre entre une fraîcheur épicée et une chaleur boisée », où l’anis (étoilé) est évidemment de la partie.
Une série de réglisses a ensuite vu le jour : Richard Fraysse employait en 2006 dans L’Eau de réglisse de Caron une absolue de réglisse pour construire une « eau de toilette fraîche et tendre née du mariage inattendu du frais et du boisé », mais elle n’est plus en vente.
L’année suivante, Jean-Claude Ellena nous offrait avec Brin de réglisse d’Hermès « une lavande vive, élancée, habillée de réglisse noir mat », qui elle est bien restée au catalogue de la maison.
En 2008, c’est à Guerlain de proposer son interprétation éphémère et plutôt sucrée de la racine dans l’Aqua Allegoria Laurier Réglisse, créé à six mains par Jean-Paul Guerlain, Marie Salamagne et Sylvaine Delacourte.
Nouvelle génération
Changement de décor et saut dans le temps : huit ans plus tard, Jo Malone intègre dans une collection en édition limitée nommée « The Herb Garden » l’une des premières compositions à revendiquer le fenouil : Carrot Blossom & Fennel, composé par Anne Flipo, mariait ces deux notes à un bouquet plus floral de fleur d’oranger, de rose et d’iris.
Un bond de quelques années encore nous amène à évoquer la sortie de Papier Carbone d’Ormaie en 2018, décrit comme un « travail de mémoire » autour du « papier de l’école, [du] bois de la bibliothèque et [de] la réglisse que l’on aimait enfant ».
Les sorties s’accélèrent par la suite : en 2020, la marque turque Nishane sort Ege, un hommage à la mer Égée qui réunit la Grèce et la Turquie. Ilias Ermenidis de Firmenich, qui l’a composé, explique avoir « associé la note ozonique à des notes vertes, anisées, rappelant l’importance cet ingrédient qui unit aussi ces deux pays, mais aussi mentholée, combinées avec une feuille de violette, sur un socle boisé. C’était une interprétation libre, et qui est devenue une très bonne vente chez eux ».
Un an plus tard, Mathieu Nardin de Mane signait L’Heure verte pour Kilian Paris, qui tire son nom « du traditionnel “Happy Hour”, ce rituel de début de soirée où l’absinthe était autrefois servie avec un peu de sucre ». Essence d’absinthe, feuilles de violette, racines de réglisse, patchouli, vétiver et santal sont revendiquées par la marque.
Sorti en 2022, Bel absinthe de Roos & Roos propose une version très différente du célèbre alcool, au sein de sa collection « Les Simples ». Fabrice Pellegrin construit une interprétation « très végétale », dans laquelle une douceur aromatique et menthée faisant la part belle à la camomille est mise en balance avec des notes plus terreuses en fond.
Quant à l’Absinthe de la toute récente marque Headspace, du prolifique Nicolas Chabot (déjà fondateur des maisons Le Galion, Æther et Corps volatils), elle se propose d’employer la technique de « capture, analyse et reconstitution de l’air environnant un objet vivant ou inerte ». Il s’agit ici d’une interprétation plus fêtarde et nocturne de la plante. Nicolas Beaulieu d’IFF a en effet imaginé un « cuir aromatique [faisant] la part belle à l’absinthe, plante de la folie », marié au narcisse et au patchouli évoquant « l’abandon des corps qui se frôlent ».
Amouage nous offre également des notes anisées sombres dans son récent Opus XIV Royal Tobacco, signé Cécile Zarokian, en hommage à l’encens royal et à l’absolue de tabac. Introduites par l’anis et le basilic, « les notes de mélasse brûlée caractéristiques de la réglisse se fondent dans les notes finales de goudron de bouleau, de vétiver et de bois de gaïac », pour découvrir un fond oudé.
Registre nocturne aussi, mais nettement plus lumineux pour Rayon vert de Bastille, dont la parfumeuse Caroline Dumur dévoile le brief originel : « On est partis de l’image d’une boule à facettes dans une forêt : je voulais donc construire un vert lumineux, à l’ouverture presque cologne. J’ai employé les notes anisées pour facetter, donner de l’éclat, avec des traces de cassis et des citrus qui offrent un côté pétillant, des aldéhydes et des notes de poire pour adoucir l’ensemble ». Le cœur plus floral est soutenu par « une très belle essence d’immortelle LMR, qui est une matière première que j’aime beaucoup pour sa chaleur, son côté sable chaud, salé, presque curry qui est beaucoup moins présent dans la fleur elle-même ». La parfumeuse a également travaillé sur la bougie, dans laquelle elle a exacerbé les notes vertes « qui ressortent mieux en bougie que les citrus. C’est un tout autre exercice que le parfum ! »
La nouvelle marque J’emme, qui associe chaque parfum à un cristal présent dans son flacon pour son « empreinte vibratoire singulière », propose une interprétation plus florale de la note avec Après l’aurore. Marie Schnirer, du laboratoire indépendant Maelstrom, signe un mimosa tout en douceur, constellé de fleurs de tilleul, de camomille, de basilic et de badiane qui « amplifient le sentiment de quiétude, de joie et de bien-être ».
Des facettes anisées accompagnent également les citrus pétillants de Rital date, proposé en extrait de parfum huileux par Versatile, qui a fait appel une fois de plus au studio Flair. Amélie Bourgeois, Camille Chemardin et Elia Chiche ont ainsi imaginé un « néo-citron », gourmand et végétal, entre pesto et glace à la pistache, où le fenouil est bien perceptible.
Le fenouil est à nouveau mis en avant dans Cédrat céruse, issu de la collection hommage au potager de L’Artisan parfumeur. Quentin Bisch a réveillé des souvenirs d’enfance autour d’un « fenouil juste cueilli, passé à la mandoline, relevé de quelques gouttes de citron ». L’huile essentielle de la plante est « relevée de baies roses et de citron en tête » mais aussi de coriandre et de muscs.
Côté mainstream, malgré des mentions régulières, la note reste souvent très discrète. Viktor&Rolf évoque bien un fenouil pour sa dernière sortie, Good Fortune, signée Anne Flipo et Nicolas Beaulieu et incarnée par l’artiste FKA twigs, ou plus exactement un co-distillat de gentiane-fenouil revendiqué dans le dossier de presse, mais si vous comptez le trouver au nez, autant chercher une aiguille dans une botte de bois ambrés vanillés… Comme un écho aux précédents lancements qui avaient revendiqué les notes anisées tout en les rendant imperceptibles sous leur dose de glucose : tel Very Irrésistible de Givenchy en 2003, « une rose facettée à cinq branches, piquée d’anis étoilé » que la marque considère être, non sans outrecuidance, « le premier floral aromatique de la parfumerie » ; ou encore les deux tentatives de Diesel, dans Fuel for Life pour homme en 2007, puis dans Loverdose en 2011 où « la liqueur de réglisse et l’anis étoilé, symbole de passion et d’érotisme » est censée constituer – comme toujours – une « association unique et non conformiste ». Mais cela doit-il encore nous étonner ?
Et demain ?
L’engouement pour les notes anisées cette année semble criant. Relève-t-il d’un besoin de sortir peu à peu de la simple gourmandise pour aller vers d’autres notes, plus « nature » ? L’anis semblerait en cela un candidat presque parfait, mêlant souvenirs gustatifs et facettes plus aromatiques. Mais les briefs qui le mettent en avant semblent encore rares selon les parfumeurs interrogés. Espérons que, peut-être, cet article ait valeur de prophétie auto-réalisatrice. Si tel était le cas, Caroline Dumur aimerait « travailler sur un anis plus floral, féminin, sans être forcément poudré ; et peut-être moins l’habiller de citrus ». Ilias Ermenidis, quant à lui, souhaiterait « combiner les notes anisées avec l’oud, dans une inspiration moyen-orientale ».
Notes
↑1 | Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré |
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