Nathalie Feisthauer (LAB Scent) : « Pour moi, la niche, c’est une définition de la beauté »

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Après plus de trente années au service de grandes maisons de composition, Nathalie Feisthauer a choisi le statut d’indépendante en 2014. Aspirant à de nouvelles voies esthétiques, elle cultive un fort attrait pour la niche qui lui permet une plus grande liberté de création. Entretien.

De 1986 à 2014, vous avez créé pour des marques comme Cartier, Versace ou Azzaro, au sein des groupes Givaudan puis Symrise, avant de vous installer à votre propre compte. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ?

J’ai eu la chance de vivre les années d’or de la parfumerie. Personne n’était plus heureux que moi, le dimanche soir, à l’idée de se rendre au bureau le lendemain. J’étais en finale sur plein de projets, j’ai remporté de nombreux wins, entourée de collègues et de clients de grande qualité. Au début des années 2000, les tests consommateurs ont commencé à orienter le travail de création. Je n’étais pas contre a priori. Mais un jour, j’ai ressenti un manque de sens. Je me suis lassée de devoir faire 500 essais pour un flanker un peu plus gourmand que l’original. Je ne croyais plus aux briefs qui ciblaient « une femme qui va à l’opéra, qui aime les labradors, la campagne et son mari ». Et je ne parle pas de la concurrence, encouragée entre parfumeurs au sein d’une même entreprise, qui confinait souvent à l’absurde. Les tests ne servaient plus à désigner la meilleure proposition mais à éviter le rejet. J’avais si peu de pouvoir pour défendre mes propres créations que j’ai décidé de me lancer seule. Je souhaitais m’ouvrir à de nouvelles voies esthétiques, ce que la niche me permet au quotidien. Le nom de ma société, LAB Scent, est suivi du motto « besoin de sens ».

En quoi ce nouveau départ a-t-il modifié votre manière de créer ? 

J’ai quitté la gesticulation pour la singularité. Quand j’étais en poste dans de grandes structures, je passais mon temps à lisser, à délaver mes créations. Aujourd’hui, j’ai la liberté de proposer du relief. Lorsque je réponds à un brief, je suggère souvent ce que j’appelle une diagonale, un parti-pris parfois inattendu qui tient compte de la demande du client tout en partant dans une direction très libre. Cela peut être clivant, mais cela rencontre l’approbation dans 95% des cas. Une autre particularité : plus le temps passe, plus mes formules se resserrent.

Vous composez presque exclusivement pour des maisons de niche. Avant d’aborder un brief, comment vous préparez-vous ?

J’ai gardé des réflexes de grosses boîtes. Je me renseigne sur la marque, je demande un kit d’échantillons pour apprécier leur production et éviter de proposer une tubéreuse ou un cuir s’il y en a déjà dans la gamme. Autre cas de figure : ceux qui me choisissent pour démarrer leur activité. Cela arrive souvent dans les pays du Golfe. Dans ce cas, je propose du classique (oud, rose, safran…) et à côté des choses très différentes. Cela me permet de cerner leur capacité à s’éloigner du classique. Pour Aedes de Venustas, mes premières propositions jouaient sur des notes olfactives patinées évoquant le cuir et le cachemire. Ils pensaient que c’était ma marque de fabrique alors que c’était du sur-mesure pour eux.

Vous avez eu accès, chez Givaudan puis Symrise, à un choix de matières premières très vaste. Qu’en est-il aujourd’hui ? 

Quand j’ai remporté Blonde de Versace [aujourd’hui arrêté] il a fallu acheter de grandes quantités de tubéreuse chez de nombreux producteurs. Les marques de niche, elles, n’ont pas besoin de générer de gros volumes. La production d’un concentré peut tourner autour de 10 à 15 tonnes pour une marque grand public contre 50 à 100 kilos pour un label de niche. J’ai découvert le plaisir de rechercher des matières premières disponibles en petites quantités et qui par définition n’intéressent pas les grands groupes. Mon principal partenaire, Olivier Maure, de chez Art & Parfum, est capable de sourcer, par exemple, de la cascarille, une écorce aux notes boisées et poivrées, que j’ai utilisée dans Odisiaque N°6 pour Sous le manteau, ou encore de l’absolue champaca, du palo santo ou de l’absolue de frangipanier. Pour moi, la niche, c’est une définition de la beauté, le parti-pris d’un directeur artistique. J’aime m’appuyer sur des ingrédients rares pour donner corps à cette vision. Je commence à travailler avec la Chine pour un nouveau client. À sa demande, le premier parfum formulé est à base de pei lan, une herbe aromatique dite herbe de fortune. Loin de me contraindre, cette requête a nourri ma liberté de créer.

Quel temps passez-vous sur le développement ?

Les maisons de niche, contrairement au mass market, ne mettent pas deux ans à créer des moules ou façonner des capots. Ce temps gagné permet de conserver l’énergie initiale. Cela tombe bien, car je déteste fignoler mes formules indéfiniment au pinceau à trois poils. Il faut choisir sa bataille, savoir s’arrêter assez vite. Je développe mes fragrances en trois à six mois. C’est suffisant pour répondre à la demande tout en conservant un minimum de recul sur le résultat.

En ce milieu d’année 2022, si vous deviez retenir une tendance dans la niche, quelle serait-elle ?

Il y a un peu moins d’un an, d’un seul coup, une bonne partie de mes clients français qui pratiquaient des concentrations à 18 ou 20%, m’ont sollicitée pour intensifier leurs versions jusqu’à 24, 28 voire 30%. Au Moyen-Orient, où contrairement aux idées reçues beaucoup de créations plafonnent à 20%, j’ai observé le même phénomène. Ces clients évoquent de nombreux retours des consommateurs sur une prétendue tenue moins efficace des parfums. Ma première hypothèse, c’est que depuis dix ans, l’oud a modifié les marqueurs, en apportant un niveau de puissance qui n’existait pas auparavant. Cette tendance s’est généralisée parmi mes clients de la parfumerie de niche. Seconde hypothèse, la pandémie a entraîné des effets secondaires comme l’anosmie et la dégradation de l’odorat… Veut-on se rassurer en ayant un ressenti plus intense ? Je n’ai pas la réponse. Quoi qu’il en soit, je me suis rapidement conformée à ces remarques, en faisant en sorte que mes formules respectent les normes IFRA jusqu’à 35% au moins de concentration.

Qu’attendez-vous de l’édition Esxence 2022 ?

Après deux ans de pandémie, ce sera plus que jamais le lieu essentiel pour retrouver une bonne partie de mes clients, répartis dans quarante pays. Esxence permet de revoir les personnes perdues de vue, et de nouer de nouvelles affinités. J’adore y rencontrer « en vrai » la communauté des blogueurs et celles et ceux avec qui j’échange via Instagram. J’y vais également pour soutenir les marques de niche qui présentent des nouveautés, comme Alendor et Rebatchi pour qui j’ai récemment composé.

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  • Plus d’informations sur le site de Nathalie Feisthauer : lab-scent.com

DOSSIER « NICHE ET CONFIDENCES »

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