Delphine Thierry - Parfumeuse

Delphine Thierry : « Pour formuler en 100% naturel, j’ai mis de côté tout ce que j’avais appris jusqu’ici ou presque »

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Diplômée de l’Isipca, Delphine Thierry devient parfumeuse indépendante en 2007, après douze ans passés chez IFF puis Mane. Parmi les compositions naturelles qu’elle a signées, on peut citer Le Feu, L’Eau, La Terre, Le Ciel pour Floratropia, Tentation 1 – Contre lui pour Eve et Daphnée ou 32°N 08°W Morocco – Nana Mint pour Richard Lüscher Britos. Elle a également créé les parfums des différentes gammes de cosmétiques Mademoiselle Bio. En parfumerie conventionnelle, on lui doit notamment Dolceacqua pour Masque Milano, ou encore Akkad, Eva et Anna pour Lubin.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la parfumerie naturelle ?

Je n’ai pas attendu que le naturel soit tendance pour m’y intéresser : c’est la voie par laquelle je pense, je vis et conçois le parfum. J’ai un véritable amour pour les matières premières naturelles, et ma démarche créative m’a toujours conduit à élaborer mes créations autour de beaux ingrédients, que ce soit en parfumerie conventionnelle ou naturelle. En 2011, j’avais été sollicitée par le salon Beyond Beauty pour démontrer que la parfumerie naturelle pouvait offrir autre chose que ce qu’on lui reprochait souvent : des créations à l’écriture simpliste, trop souvent mono-senteur et pas très glamour. J’avais créé pour cette occasion une dizaine de parfums 100% naturels aux univers olfactifs variés qui m’avaient valu de très beaux retours et plusieurs contrats.

Les parfums naturels ont-ils à vos yeux une beauté particulière ?

A la différence des synthétiques, les matières premières naturelles sont elles-mêmes constituées de très nombreuses molécules. J’ai toujours constaté que le naturel apporte une vibration particulière, une résonance singulière dans une composition, qu’elle soit conventionnelle avec une belle proportion de naturels ou entièrement composée de naturels. Le naturel est souvent complexe, parfois considéré comme imparfait et c’est cela qui est intéressant : on a des aspects parfois un peu terreux, un peu camphrés, sur un patchouli par exemple. Quand je formule en naturel, je cherche à laisser s’exprimer pleinement le caractère, la personnalité, l’identité des ingrédients sans chercher à les dompter ou les apprivoiser. J’aime leur côté brut, cru, sauvage. En ce sens, les parfums naturels sont des parfums de partis pris, de risque, souvent plus difficiles à appréhender, à s’approprier.

La définition de parfum naturel est à géométrie variable, que cela vous inspire-t-il ? 

Il est vrai que la confusion est grande pour les consommateurs et laisse la voie ouverte à beaucoup d’opportunisme pour de la parfumerie pseudo naturelle. On trouve de tout sur ce marché, depuis les produits qui n’ont de naturel que la présence de quelques huiles essentielles en quantité tout juste quantifiable analytiquement, jusqu’à des marques comme Floratropia, qui ont fait le pari audacieux de faire 100% confiance à la nature, donnant carte blanche aux parfumeurs pour exploiter le champ des possibilités créatives. C’est une démarche très courageuse de la part de ces marques, aussi bien sur le plan économique que sur le plan de la performance des parfums, tant les standards de la parfumerie ont, comme dans beaucoup de domaines, évolué à la hausse en matière  de puissance et de rémanence.

Combien de matières premières avez-vous à disposition lorsque vous formulez en naturel ?

Le portfolio en naturel est d’environ 150 à 200 matières premières selon la norme ISO 9235 [qui autorise les huiles essentielles, les absolues, les résinoïdes, les extraits CO2, les isolats issus d’huiles essentielles comme le géraniol ou l’alcool phényl éthylique], alors que la parfumerie conventionnelle en offre environ 2500. Quand j’ai commencé à travailler en naturel, j’ai trié mon orgue pour ne garder que les matières premières autorisées, et il est resté peu de chose… Mais ces dernières années, les équipes de recherche ingrédients ont beaucoup travaillé au développement de nouveaux isolats naturels. Et même si la palette est réduite, je continue à faire régulièrement des découvertes, comme dernièrement celle de l’hedychium, une fleur qui pousse notamment à la Réunion et dont le rhizome présente des notes florales un peu vertes et épicées. Les marques doivent cependant accepter de mettre de l’argent dans le concentré, sans quoi le parfumeur est contraint de ne travailler qu’avec les essences les moins onéreuses comme l’orange, le cèdre ou le lavandin par exemple. Pour obtenir des créations naturelles complexes, raffinées, élégantes, avec de beaux sillages, il faut s’en donner les moyens !

De quelle manière cette palette plus réduite impacte-t-elle votre créativité ?

Imaginez que l’on interdise à un compositeur d’utiliser certaines notes, à un peintre d’utiliser certaines couleurs ou à un poète certains mots… Pour le parfumeur, c’est pareil : cela contraint la créativité dans un premier temps, puis la décuple. Mais c’est un défi technique autant qu’artistique.

Comment formule-t-on un parfum naturel?

La parfumerie naturelle est à inventer, ou plutôt à explorer de nouveau, car jusqu’à la fin du 19e siècle, la parfumerie était naturelle. Croire que la maîtrise acquise en 25 ans de création en parfumerie conventionnelle, permet de trouver facilement les clés du tout naturel est un leurre. Pour formuler en 100% naturel, j’ai mis de côté tout ce que j’avais appris jusqu’ici ou presque. Bien entendu, je m’appuie sur la connaissance que j’ai des matières premières naturelles. Mais j’oublie les règles et les carcans du type : « cette matière première, on ne la dose pas à plus de tant. » J’ai passé beaucoup de temps à ressentir toutes les matières pour cerner l’étendue de leurs facettes. J’essaye, j’explore, je tente des surdosages, je cherche des synergies, une résonance entre les matières… C’est là toute la magie de la composition : certaines matières dissonent ensemble, d’autres se subliment, apportent des effets décuplés ou inattendus. C’est un apprentissage permanent, ponctué de jolies surprises !

Certaines molécules synthétiques sont très employées en parfumerie conventionnelle, comment faites-vous sans elles ?

Il me semble qu’il ne faut pas chercher à reconstituer en naturel ce qui existe déjà en conventionnel, mais écrire autrement. Je suis heureuse de faire sans les soi-disant incontournables (Hedione, Iso E super, muscs polycycliques…) que l’on retrouve systématiquement et qui ont tendance à lisser, à formater, à arrondir les angles, puisque je cherche justement à laisser exprimer les aspérités de la matière. Mais il est vrai que pour l’instant, une figue est difficile à faire en 100% naturel, par exemple, parce qu’on n’a pas de stémone. Et je peux parfois me sentir ‘en manque’ de certaines matières premières synthétiques, notamment lorsqu’il s’agit de booster la rémanence d’une création naturelle. En ce sens, une démarche alternative et raisonnée consistant à formuler à 80-90% de matières premières naturelles et à les coupler à quelques synthétiques bien choisis, en nombre et en quantité limitée, permet de parfaire techniquement les créations, notamment sur le plan du sillage.

La parfumerie naturelle est en pleine expansion, comment voyez-vous son avenir ?

Je pense qu’elle est vouée à rester minoritaire pour une simple raison : la nature ne peut pas produire en quantité industrielle ce qu’impose un marché universel. Les matières premières naturelles restent rares et nous ne devons pas surexploiter les ressources, au risque de les tarir. Il ne faut pas oublier que la démocratisation de la parfumerie a été permise par la chimie, qui a par ailleurs offert des possibilités créatives sans limite et permis tant de belles créations. Il ne faut pas opposer parfumerie naturelle et conventionnelle, les deux doivent cohabiter. Ce que j’espère, c’est que cet appétit pour le naturel permette de nouvelles recherches pour explorer davantage la richesse de la biodiversité. Je suis une grande fan de cistes par exemple, dont une seule espèce est utilisée en parfumerie à ma connaissance, alors que d’autres variétés sont tout aussi intéressantes olfactivement et pourraient enrichir notre palette !

Des parfumeurs au naturel – Sommaire

Commentaires

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A ce jour je n’ai essayé qu’un parfum de Delphine Thierry Akkad, LUBIN mais il témoigne indubitablement d’un remarquable talent! J’aime bien la comparaison du parfumeur avec le peintre; c’est vrai qu’un peintre qui ne peut pas utiliser toutes les couleurs cela limite la création mais cela ne signifie pas qu’il ne peut pas créer des chefs-d’œuvre (Soulages, Klein, Mondrian), je pense qu’à l’avenir de grands parfums naturels verront le jour. Delphine a entièrement raison la nature ne peut pas produire de façon industrielle mais peut-être serait-il bon aussi que les clients ne consomment pas à outrance et ne se jettent pas tous les 4 matins pour s’acheter la dernière sortie du moment!
« Il ne faut pas opposer parfumerie naturelle et conventionnelle, les deux doivent cohabiter » une citation à retenir. Merci à toutes les 2 pour cette interview.

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