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À Écueil, la famille Brochet produit du champagne depuis quatre générations, dans le terroir de la montagne de Reims. Louis Brochet et sa sœur, Hélène, ont repris les rênes de l’exploitation en 2010. De la culture de leurs vignes, conforme aux exigences du label Haute Valeur environnementale, à la préparation de l’étiquette, ils maîtrisent toutes les étapes de l’élaboration du précieux breuvage.
Pour les fêtes de fin d’années, nous vous offrons cet entretien, initialement publié dans Nez #10 – Du nez à la bouche.
Vous êtes né dans le champagne : était-ce pour vous une évidence de vous tourner vers ce métier ?
Oui, je suivais toujours mon père soit dans les vignes, soit dans la cuverie [le local où se trouvent les cuves], qui m’attirait particulièrement. Mon diplôme d’œnologie obtenu, j’ai eu la chance d’être recruté à l’Institut œnologique de Champagne, à Épernay, où j’ai côtoyé des œnologues chevronnés. Je suivais le travail d’une centaine de vignerons ou de coopératives, de la vendange à l’assemblage. J’ai pu y repérer à la fois les jolies choses, les pistes à creuser, et certains petits travers à éviter. Ça m’a fait gagner du temps et après une dizaine d’années je suis revenu dans l’exploitation familiale avec une vision et des idées.
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans le travail du champagne et qu’est-ce qui fait, selon vous, sa spécificité ?
Le champagne est d’abord lié à un terroir. Les sols crayeux de la Marne et de la montagne de Reims en particulier sont très propices à l’élaboration d’un vin pétillant de qualité : la craie retient l’eau par capillarité, ce qui permet à la vigne d’être relativement protégée de la sécheresse tout en évitant une humidité trop importante. Cette contrainte hydrique modérée favorise l’équilibre entre les acides du fruit, le sucre et les précurseurs d’arômes. J’aime l’universalité du champagne : on peut le déguster dans toutes les situations, à toute heure. Dans le travail, je reste fasciné par sa part de mystère. Lorsqu’on produit un vin tranquille [non pétillant], l’essentiel se joue à la récolte, puis lors de la macération et de la fermentation. Une fois qu’il est mis en bouteille, on n’y touche quasiment plus. Pour le champagne, la vinification est relativement simple, mais ensuite il y a un vrai travail technique : assemblage, tirage, élevage en bouteille puis dégorgement, plusieurs étapes se succèdent durant lesquelles on bouscule un peu le vin et qui peuvent réserver des surprises.
Justement, en quoi l’évolution aromatique du champagne est-elle particulièrement complexe ?
Cette part de mystère existe avec tous les vins, mais encore plus avec le champagne en raison de l’opération de dégorgement, qui consiste à enlever le dépôt issu de la fermentation. Une fois que le sucre a été dégradé par les levures, celles-ci se déposent sur les parois de la bouteille et larguent des composés aromatiques dans le vin, libérant des notes rondes et grasses qui vont lui apporter de la richesse. C’est la raison pour laquelle on laisse reposer longtemps les bouteilles (quinze mois minimum dans le cas du champagne, trois ans pour les millésimes). Au moment du dégorgement, on ouvre la bouteille pour expulser le dépôt et rendre le champagne propre à la vente : inévitablement, on fait entrer un peu d’oxygène, que le vin va consommer. L’ajout et le choix de la liqueur d’expédition [à l’étape du dosage] viennent également modifier de manière un peu brutale le profil olfactif et gustatif du champagne : c’est pourquoi plusieurs mois sont à nouveau nécessaires avant la dégustation.
Comment conférez-vous une identité à votre champagne, comment en assurez-vous la stabilité dans le temps ? Y-a-t-il une formule ou fonctionnez vous de manière empirique, avec des ajustements au fur et à mesure ?
Un peu des deux. Cela dépend aussi du champagne que l’on souhaite faire. Quand on prépare notre brut de référence, qui est un assemblage de presque toutes les parcelles de notre vignoble, on essaie d’avoir une continuité dans le style, une régularité. Pour cela, on utilise un procédé typiquement champenois : les vins de réserve. Ce sont des raisins qu’on a récoltés, vinifiés et conservés en cuve sous forme de vin blanc tranquille pendant une, deux, trois voire quatre années. Même si certaines années sont un peu moins bonnes, on arrive par ce biais à faire un bon assemblage. Sur des cuvées millésimées ou parcellaires, on est par contre tributaires de l’année. Si on décide de lancer une de ces cuvées plus particulières, on se fait plaisir en allant chercher une spécificité au niveau du style, quelque chose d’unique. Le champagne stimule bien sûr l’odorat et le goût, mais aussi les autres sens à travers la couleur, l’effervescence et le bruit des bulles.
Comment maîtrisez-vous l’ensemble de ces paramètres ?
Sur l’effet visuel, on dépend complètement du cépage. Les chardonnays sont très clairs, avec des reflets un peu verts. Nous utilisons beaucoup de pinot noir, dont la teinte se transforme au fil du vieillissement, passant du légèrement rosé au doré. L’aspect musical des bulles, lui, est souvent très conditionné par le verre. On peut en revanche jouer sur l’importance de l’effervescence : les bulles proviennent de l’ajout de sucre et de ferments, qui provoquent une deuxième fermentation. Le gaz issu de cette nouvelle fermentation se dissout dans le vin et produit les bulles. Par conséquent, le dosage en sucre conditionne l’importance de la fermentation et ainsi la quantité de gaz carbonique dans le vin. Je joue avec ce dosage en l’adaptant à la fois à l’identité gustative de la cuvée et au délai dans lequel elle devra être prête. La senteur et le goût évoluent au fur et à mesure du vieillissement. Alors qu’un champagne très jeune exprime un peu d’acidité et de verdeur, il gagne en rondeur au fur et à mesure de sa maturation. On le déguste donc régulièrement en essayant de prédire une évolution.
Travaillez-vous votre vigne de manière spécifique, en fonction du vin que vous souhaitez réaliser ?
Oui et non. On a maintenant des pratiques de plus en plus respectueuses de l’environnement : enherbement naturel, entretien par labour et non par désherbage chimique. Au-delà du bienfait écologique, elles nous permettent d’obtenir du raisin au goût plus concentré et plus complexe, avec des racines plus profondes et ainsi des plants moins dépendants à court terme de la météo. Les rendements sont plus faibles, mais encore suffisants, avec un résultat de qualité. Ceci dit, la nature aura toujours le dernier mot. Si des orages éclatent en plein mois d’août et font pourrir le raisin, la récolte sera catastrophique et on n’y pourra rien. Les raisins évoluent, le style de vin produit également.
Est-ce une réponse à des attentes différentes des consommateurs ? Observe-t-on des tendances qui se dessinent ?
Oui, depuis les années 2000, les champagnes sont bien moins dosés en liqueur d’expédition. Avant, on faisait des champagnes ronds, matures, assez sucrés et parfois un peu lourds. Aujourd’hui, ils sont moins dosés, plus frais, fruités et fins. Cela correspond à une attente du public, qui recherche un vin facile à boire et authentique. Lorsqu’on utilise une liqueur la plus neutre possible et dans des proportions réduites, on ne peut pas tricher, corriger d’éventuels défauts du vin. Le raisin s’exprime de manière plus directe, avec un résultat plus naturel, qui tend vers plus de verticalité. Par ailleurs, le consommateur se tourne plus volontiers vers des cuvées un peu particulières : mono-cépage, parcellaire, millésimée. Il y a beaucoup d’amateurs avertis qui partagent et discutent autour du vin. Ils souhaitent que le vin qu’ils consomment raconte une histoire et se démarque. Lorsque vous prenez une bouteille de champagne classique, rien n’est précisé : année, assemblage, cépage… De plus en plus, les clients cherchent à comprendre ce qu’ils dégustent. Sur nos contre-étiquettes, nous détaillons désormais les cépages utilisés, les années, les dates de tirage et de dégorgement, le dosage en sucre. Le champagne n’échappe pas à cette tendance d’une consommation plus consciente.
Quels avis prenez-vous pour le travail d’assemblage ?
Même si j’ai une idée assez précise de ce que je souhaite faire, je prends beaucoup d’avis. Tout d’abord pour me rassurer. Le risque existe toujours de partir dans une mauvaise direction, c’est pourquoi j’essaie de faire déguster le plus régulièrement possible. À ma sœur tout d’abord, qui tient l’exploitation avec moi. Mais aussi lors de séances avec l’ensemble du personnel. Nous dégustons d’ailleurs parfois aussi des produits d’autres maisons afin de constater l’évolution des tendances, de voir ce qui se fait ailleurs. Enfin, je consulte également d’anciens collègues œnologues ou même des amis vignerons. En tout état de cause, la dégustation c’est d’abord de l’entraînement et de la mémorisation !
Comment utilisez-vous votre nez au quotidien ?
Je me fie beaucoup au nez, d’autant que la dégustation n’est pas toujours l’indicateur le plus fiable. Il faut être dans de bonnes tranches horaires pour bien apprécier un vin. Les conditions sont idéales en fin de matinée ; on peut être moins performant en début d’après-midi, si la bouche a été saturée par un repas. Mon nez reste ainsi un repère sûr, que j’utilise préférentiellement, et je lui adjoins la dégustation si l’horaire s’y prête. Lorsque je sens puis que je déguste un vin, je suis plutôt dans la recherche d’éventuels défauts à cause de ma formation d’œnologue et de mon passé de conseil. Avant d’aller dans la description, je commence par guetter, vérifier que le vin n’est pas bouchonné, trop oxydé en raison d’un apport en oxygène non maîtrisé, voire piqué [contenant de l’acide acétique] en cas de mauvaise conservation.
Qu’est-ce, selon vous, qu’un bon champagne ?
J’aime beaucoup de types de champagne, beaucoup de cépages. En revanche, j’aime les choses équilibrées, qui ne vont pas dans l’excès. Dans un champagne brut, les trois cépages participent à un vin harmonieux et complexe : le pinot noir lui apporte sa structure et sa puissance, là où le chardonnay se caractérise par des notes florales ou de fruits blancs, avec une vivacité qui tend parfois vers l’acidulé. Enfin, le pinot meunier, qui peut s’infléchir vers des notes gourmandes, confère au vin rondeur et souplesse. Je me méfie un peu des champagnes trop extrêmes. C’est une déviation liée à l’évolution du marché que nous évoquions précédemment : chacun veut se démarquer, proposer un produit de plus en plus spécifique. Bien sûr, le vin doit avoir une personnalité, mais cela doit rester fin et agréable. À force de pousser un concept, certes, on se démarque, mais au bout du compte la dégustation n’est pas convaincante : par exemple en allant très loin dans une vinification en barriques, on ne sent finalement que le bois. Ou encore en pratiquant une vinification « non interventionniste », on peut laisser de mauvais goûts se développer ; certains évoqueront « un goût de terroir » alors qu’il s’agit en réalité d’un vin à défaut.
Quel conseil donneriez-vous à un consommateur curieux d’approfondir sa connaissance du champagne ?
La dégustation, c’est de l’entraînement, tout le monde peut donc affiner sa perception. L’idéal est d’aller voir les vignerons, d’échanger avec eux et de pouvoir goûter des vins les plus variés possible, éventuellement des cuvées particulières en matière de cépages ou de parcelles afin de saisir le caractère de chaque vin et d’établir progressivement ses préférences. Et bien sûr, de mettre des mots, de parler avec les producteurs, car le vin reste avant tout une histoire de partage.
- Cet article est initialement paru dans Nez #10 – Du nez à la bouche.
Visuel principal : Hip, Hip, Hurrah!, Peder Severin Krøyer, Gothenburg Museum of Art. Source : Wikimedia commons
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