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Depuis quelques semaines, un parfum – souvent qualifié de « mystérieux » dans les articles qui relaient le phénomène avec complaisance – crée le buzz sur les réseaux sociaux et dans la « presse beauté ». Missing Person (personne disparue, ou qui nous manque), de la marque Phlur, aurait un mot-clé atteignant 12 millions de vues sur TikTok, et la liste d’attente pour obtenir un flacon rassemblerait 200 000 personnes impatientes de se le procurer, sachant que la première production se serait volatilisée en quelques heures… La raison de cet engouement ? Des vidéos montrant des influenceuses beauté en larmes, au bord de l’hystérie, déclarant que le parfum leur rappelle instantanément leur mère/mari/ami aimé, disparu, et qui leur manque tellement.
Tel le pouvoir envoûtant des formules de Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum de Patrick Süskind, on retrouve dans cette communication tous les éléments d’un effet « philtre magique », qui vous ensorcelle sans que vous puissiez vous contrôler. Car tout est fait pour croire au pouvoir surnaturel, paranormal d’une fragrance qui, subitement, enflammerait toute la sphère des réseaux sociaux de la planète.
Ce qui n’est pas toujours précisé dans les articles relatant le phénomène, c’est que l’actuelle propriétaire de Phlur, Chriselle Lim (qui a repris en 2021 la marque, créée à l’origine en 2015), elle-même puissante influenceuse comptant 2,8 millions d’abonnés sur TikTok, a brillamment orchestré ce tsunami de larmes et de pré-commandes. Si magie il y a, c’est bien ici celle du storytelling, que la styliste, blogueuse et femme d’affaires américaine de 37 ans manie avec une virtuosité certaine. « Je pense que [le storytelling] est l’outil le plus puissant que quiconque puisse utiliser pour tenter de vendre un parfum en ligne », expliquait-elle sur le site allure.com.[1]allure.com/story/chriselle-lim-skin-care-makeup-routine-interview
Elle confie dans ses vidéos[2]Voir par exemple : youtube.com/watch?v=qtMfLrswMFo et ses interviews qu’elle a conçu ce produit au moment difficile de son divorce : « je voulais mettre en bouteille quelque chose qui aurait une odeur familière, me ramenant à une époque où je me sentais en sécurité », dit-elle par exemple sur Refinery29[3]refinery29.com/en-us/phlur-missing-person-perfume-review. Elle insiste sur la dimension thérapeutique universelle que détiendrait ce parfum, incitant chaque personne qui le porte à ressentir et exprimer les émotions qu’elle aurait éprouvées pour ceux qui lui manquent… La mise en scène de sa vie privée renforçant le sentiment d’identification, la jeune femme joue sans doute sur l’effet miroir ; mais elle peut aussi et surtout compter sur son audience XXL et son réseau docile pour relayer l’info avec fracas. L’apparente « magie » inespérée de ce succès est ainsi en réalité uniquement liée au pouvoir que représente aujourd’hui les influenceurs sur des réseaux comme TikTok, dont les algorithmes peuvent amplifier de manière exponentielle la visibilité d’un produit ou d’un contenu comme nul autre. Missing Person n’est pas devenu viral par miracle, parce qu’il sent bon ou contiendrait des phéromones ou quelque autre substance mystérieuse… Tout a été élaboré pour qu’il devienne viral, et tout ce qui a suivi n’était que le fruit d’une construction. Ce n’est aujourd’hui plus l’influenceur qui fait vendre un produit, c’est lui-même qui le conçoit pour pouvoir le vendre : « Il est de plus en plus courant pour les influenceurs, en particulier ceux qui font des affaires depuis longtemps, de créer des marques », observe le site glossy.com.[4]glossy.co/beauty/exclusive-chriselle-lim-reinvents-clean-fragrance-brand-phlur/
Alors, et ce parfum, me direz-vous ? Après ce préambule, son odeur pourrait sembler bien anecdotique au regard du contexte, mais reconnaissons une certaine cohérence entre le discours et l’olfactif. Composé par Constance Georges-Picot, parfumeuse à Miami pour la maison de création Cosmo International Fragrances (qui nous a par ailleurs très aimablement procuré un échantillon), Missing Person est ce qu’on pourrait qualifier de « parfum de peau ». Très peu de notes de tête (bergamote et néroli légers), puis directement un accord musqué, poudré, crémeux, santal, propre, douillet et très rémanent, mêlant différentes matières que l’on retrouve habituellement dans la plupart des fonds des parfums modernes, mais aussi des lessives, des gels douches, des shampooings, etc. Une odeur très familière, réconfortante et facile à comprendre, donc – tout le monde aime le musc –, mais dont la formule semble presque incomplète, très concentrée sur ses notes de fond. On comprend ainsi qu’il puisse avoir un effet « universel » et immédiat sur les TikTokers du monde entier, tant son profil est consensuel, mais de là à déclarer qu’il aurait le pouvoir de remémorer avec précision tous les êtres chers disparus de tous ceux qui l’ont senti, il y a tout de même un (grand) pas. Car, comme le rappelle avec justesse le directeur de recherches en neurosciences au CNRS Hirac Gurden, membre du collectif Nez, interviewé à ce sujet par Libération[5]liberation.fr/lifestyle/beaute/le-parfum-missing-person-bluff-sentimental-20221130_JKGQ3QA66RDUZNGFYEDV2722EQ/ : «Un parfum unique ne peut absolument pas marcher pour induire la présence de l’absent-défunt pour un maximum de personnes. Chaque être humain possède une signature olfactive unique, issue d’un mélange de ses odeurs corporelles très liées au métabolisme et au sexe de la personne, mélangées à toutes les odeurs artificielles (parfum, lessive, alimentation…). »
Par ailleurs, Delphine de Swardt, également membre du collectif Nez et interrogée par BFMTV pour l’émission Le Choix d’Angèle[6]bfmtv.com/replay-emissions/le-choix-d-angele/le-choix-d-angele-200-000-personnes-sur-liste-d-attente-pour-se-procurer-le-parfum-missing-person-de-la-marque-phlur_VN-202212080128.html, évoque une autre dimension à prendre en compte : « Qu’un parfum déclenche une émotion, ça, c’est évident, car les deux circuits sont mêlés. Maintenant, à ce point d’hystérie, je pense qu’il y a aussi une dimension de mise en scène. On touche ici à la limite des réseaux aujourd’hui : comme on ne peut pas faire sentir une odeur, il faut pour compenser hypertrophier l’émotion parce que ça va faire plus de vues et plus de clics. » Le parfum étant en général un bon miroir narratif, une occasion de parler de soi, et a fortiori avec cette odeur manquante – « missing smell » pourrait-on même dire – les influenceurs et influenceuses ont un boulevard pour en faire des tonnes et attirer l’attention.
On est donc ici, olfactivement parlant, face à un plus petit dénominateur commun qui, pour des personnes n’ayant pas une culture olfactive développée, peut en effet avoir un certain impact, mais qui est essentiellement lié au storytelling très finement pensé vous dictant d’avance ce que vous allez ressentir, et à un phénomène de mise en scène très travaillée, plus qu’à la composition elle-même.
Pour un passionné de parfums avec une bonne connaissance du marché et toujours en quête de vraie émotion olfactive, sentir Missing Person risque d’être un peu décevant, esthétiquement parlant : un joli accord musqué boisé qui peut certes plaire, mais qui, à mon avis, suscitera « in real life » des perfumistas beaucoup moins d’effusions lacrymales que sur les écrans de nos smartphones.
Visuel principal : © Phlur
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