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Éduquer son odorat semble être une gageure, d’autant plus que la création qui en découle est communément réduite à son aspect cosmétique ou de consommation. Il y a pourtant différentes manières de s’intéresser à l’olfaction : désir de comprendre son aspect thérapeutique, curiosité pour les matières premières, ou bien approches plus théoriques, historiques, esthétiques. Elles dessinent un paysage d’amateurs très large, venant d’horizons divers : que leur est-il aujourd’hui offert pour nourrir cette passion ?
L’odorat dans les livres
L’attention à la sensibilité héritée du XVIIIe siècle a introduit dans la littérature de Proust, Colette, Huysmans, Baudelaire ou encore Süskind, pour ne citer qu’eux, une première approche de l’expression des odeurs. L’intérêt universitaire pour le parfum lui-même se concrétise en 1980 par la publication d’un « Que sais-je ?» écrit par Edmond Roudnitska. Le propos des parfumeurs sera pleinement mis en avant en 1996, à l’initiative de Michael Edwards, dans son ouvrage Perfume Legends: French Feminine Fragrances. Mais c’est Le Miasme et la Jonquille de l’historien Alain Corbin qui démontre la possibilité de saisir l’odorat comme un objet d’étude théorique à part entière. Publié en 1982, il ouvre la voie aux travaux d’Annick Le Guérer, de Rosine Lheureux ou encore, dans le champ philosophique, de Chantal Jaquet. La critique olfactive apparaît également, avec l’ouvrage de Luca Turin, posant en 1994 un autre regard sur la création; mais il faudra attendre 2006 pour que le New York Times accueille les évaluations de Chandler Burr dans ses colonnes.
Depuis, la multiplication des écrits témoigne d’un engouement croissant : entre le Journal d’un parfumeur de Jean-Claude Ellena, Les cent onze parfums qu’il faut sentir avant de mourir, Le Grand Livre du parfum, l’entrée dans la collection des « dictionnaires amoureux » de Plon par Élisabeth de Feydeau, ou encore le récit du Cueilleur d’essences qui permet de découvrir le métier du sourceur Dominique Roques, le passionné-lecteur a désormais accès à un ensemble de connaissances large et de qualité. Un support plus ludique a vu le jour en 2019 avec le lancement par l’experte parfum Anne-Laure Hennequin du jeu Master Parfums, qui combine des questions de culture générale sur le parfum et des défis olfactifs.
L’internet du parfum
Mais ce sont certainement les blogs qui, dans le courant des années 2000, ont permis de populariser une nouvelle approche de la création, conjointement au déploiement de la parfumerie de niche : « La prise de conscience de l’importance de l’odorat dans ma vie s’est concrétisée par une quête identitaire, à la recherche de « mon » parfum. Au Bon Marché, j’ai découvert des marques dont je n’avais jamais entendu parler: j’ai eu envie d’en savoir plus, et je suis tombée sur Auparfum [site à l’origine, en 2016, de la naissance de Nez], qui est devenu ma référence », raconte Anne-Cécile, passionnée responsable du digital d’un musée parisien. Certains sites ont gagné en ampleur, comme Basenotes, Now Smell This, Bois de jasmin, Auparfum ou Fragrantica. Mais les discours se sont globalement déplacés vers les réseaux sociaux, comme en témoigne Raphaëlle, consultante SIRH [Système d’Information Ressources Humaines] : « Je suis tombée sur la section « en quête de parfum » d’Auparfum, j’ai envoyé ma recherche. La communauté m’a suggéré beaucoup de créations, initiant une forme de boulimie olfactive. J’ai ensuite retrouvé quelques passionnés sur Twitter, et j’ai fini par les rencontrer, avec beaucoup de simplicité, à Paris. Depuis, j’ai rejoint un groupe Discord, qui nous permet d’échanger régulièrement.»
Sur Instagram ou Youtube, si les influenceurs au discours presque publicitaire sont majoritaires, certains distillent des éléments de culture, comme Olfactiveducation, et rendent accessibles les discussions avec des professionnels, lors du « Café des Nez » de Passion Nez, ou sur le compte de The Perfume Guy ou The Aetherialist par exemple.
Pour acquérir des connaissances sur les matières premières de la parfumerie, peu accessibles au grand public, l’outil numérique ScenTree, constitue un apport important : avec son classement par descripteurs olfactifs, il donne pour chaque ingrédient de précieuses informations : composants principaux, stabilité, origine botanique, extraction, réglementation…
Véritables cours proposés au grand public, les conférences en ligne se sont également développées suite aux restrictions sanitaires, comme celles de l’Osmothèque, qui abordent différentes thématiques telles que l’histoire de la parfumerie, les matières premières, ou encore les grands parfumeurs… D’autres initiatives réjouissantes voient le jour, comme celle de Christophe Laudamiel qui a récemment ouvert un compte Patreon sur lequel il propose cinq types d’abonnement, permettant d’explorer le monde du parfumeur, ses réflexions et son processus de création.
Et les podcasts émergent peu à peu : ceux des marques comme Cartier, Dior, Lutens et Fragonard, côtoient ceux de la Fragrance Foundation, de La Parfumerie Podcast, les Interludes parfumés de Sophie Irles, Nez en moins d’Emmanuelle Dancourt, La Voix du parfum d’Isabelle Sadoux, et désormais, les Podcasts by Nez.
Le parfum, objet culturel
Mais l’éducation du nez ne saurait être seulement théorique : la pratique est indispensable. Premier lieu d’accès, les parfumeries classiques ont cependant tendance à réduire le produit à la marque, reléguant sa dimension olfactive au second plan. Elles entretiennent ainsi les clichés de superficialité et d’accessoire de mode qui touchent le parfum: « Quand j’étais jeune, je portais Coco Mademoiselle avec cette sensation de porter du Chanel », rigole Anne-Cécile. La cacophonie d’effluves vaporisées ajoute à la difficulté de simplement sentir sans acheter, qui n’est déjà « pas forcément agréable, puisqu’on sait que les vendeurs doivent faire leur travail ». Ainsi, pendant longtemps, les amateurs devaient choisir : faire des études professionnalisantes ou se contenter d’une curiosité en dilettante, en sentant autour d’eux les créations du marché ou les plantes odorantes.
Désormais, d’autres lieux mettent en avant le parfum, à l’instar de l’Osmothèque, qui constitue un unique et essentiel conservatoire international permettant de sentir de beaux disparus ou certaines repesées, mais qui n’est accessible au grand public que lors des journées portes ouvertes ou des conférences. D’un autre type, à visée culturelle, le musée international de la Parfumerie (MIP) à Grasse met à l’honneur les différents métiers de l’industrie, le fonctionnement du système olfactif, les matières premières, l’histoire des techniques d’extraction, de création et de production, et le rapport au parfum à travers le temps. L’odorat s’invite également dans les musées plus traditionnels, grâce à l’initiative de Constance Deroubaix, fondatrice d’In The Ere, qui propose des « visites-conférences novatrices où les œuvres ne sont plus seulement abordées par le regard, l’esprit, l’émotion mais aussi par le nez » : une autre manière de percevoir les tableaux, et de faire entrer le parfum dans la culture.
Temporaires mais significatifs, les événements qui abordent le sens de l’odorat se multiplient depuis la pandémie, comme la « Cité des sens » à la Cité des Sciences et de l’Industrie, « L’Odyssée sensorielle » au Musée national d’Histoire naturelle, ou encore « Avez-vous du Nez ? », un ensemble de conférences, rencontres et ateliers organisés en novembre par Bibliocité dans les bibliothèques parisiennes, en collaboration avec le collectif Nez.
Les ateliers parfumés
Permettant d’aller plus loin dans la pratique, les ateliers sur le parfum fleurissent un peu partout, comme en témoigne le banc d’essai réalisé sur Auparfum, mais restent souvent orientés sur la promesse d’une création sur-mesure en quelques heures. Or, si manipuler peut aider à comprendre et à sentir, rares sont ceux qui sont centrés sur le simple apprentissage ; il semblerait que, si l’on en repart les mains vides, leur intérêt paraisse limité.
Certains sortent cependant leur épingle du jeu, comme ceux de Corinne Marie-Tosello à Grasse : aux côtés de l’atelier création et d’autres plus thématiques, ses « Voyages en terre de parfum » sont centrés autour d’une matière première, en fonction de la saison. Ils sont nés d’un intérêt pour ces plantes, mêlé à un amour perceptible de la transmission : « Je suis entrée dans le parfum par le biais de la botanique. Formée au GIP, j’ai ensuite été responsable marketing pour la parfumeuse indépendante Marie Duchêne, qui avait une sensibilité pour le naturel. C’est ce qui m’a donné envie de proposer des ateliers sur les matières premières, dans les lieux où celles-ci sont présentes », et notamment dans les jardins du MIP, à Mouans-Sartoux. La création d’une composition permettra alors de percevoir les liens olfactifs entre la plante mise à l’honneur et d’autres notes a priori plus éloignées. Pouvant y accéder à tout âge et sans prérequis, les participants ne sont cependant pas toujours des novices : « Certains professionnels y assistent régulièrement. Les échanges sont souvent riches. C’est passionnant, et complexe, car il faut savoir être accessible à tous. Mais cela crée une belle dynamique de groupe », s’enthousiasme Corinne.
Mais les ateliers peuvent également être conçus comme une passerelle à partir d’autres passions. Delphine Dentraygues a créé sa société Instantanez à Bordeaux et conçoit des sessions « œno-olfactives » où elle met ainsi en relation vin et parfum : « on sent en amont les molécules que l’on va retrouver ensuite dans les vins. Le fait d’utiliser une base différente, et en rétro-olfaction, change la donne : ce ne sont pas les mêmes notes qui ressortent que sur mouillette ». Elle anime également des ateliers plus classiques de création de parfums, qui « permettent d’initier aux différentes familles olfactives, pour des personnes qui veulent comprendre leurs goûts, lorsqu’ils ne trouvent pas leur bonheur sur le marché ».
L’œnologie est l’une des voies suivies par les passionnés de parfum qui cherchent à parfaire leur perception olfactive, ce qui témoigne d’un manque dans le paysage de l’éducation des amateurs. Depuis quelques années cependant, des écoles de parfumerie proposent des formations sur plusieurs jours, voire plusieurs mois, ouvertes au grand public, sur le modèle de l’université d’été de l’Isipca. Elles permettent d’acquérir rapidement les bases de la culture olfactive, mais restent onéreuses et ne seront donc pas accessibles à tous. Le public est majoritairement constitué de professionnels qui souhaitent lancer un produit odorant. Cependant, la crise sanitaire, qui a favorisé l’introspection et fait émerger l’effroi de l’anosmie, semblent avoir orienté un nouveau public vers ces formations, comme Clémentine, architecte d’intérieur : « Je n’avais jamais envisagé de faire des études en parfumerie, parce qu’on m’a toujours dit qu’il fallait être doué en chimie. J’avais donc mis ma passion de côté. Mais, avec le confinement, je me suis recentrée sur ce que je désirais vraiment. On m’a offert un livre sur le parfum, et j’ai eu un déclic : je me suis décidée à m’inscrire à une formation de deux mois à l’ASFO, payée en partie avec le CPF, en cours du soir. J’apprends à mettre des mots sur les odeurs, j’acquiers une précision olfactive plus grande. Je ne sais pas si j’en ferais pour autant mon métier, mais je suis heureuse de m’accorder ce temps ».
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin, Cinquième Sens, pionnier dans la formation olfactive depuis 1983, propose, à côté d’un atelier de « création de parfum » ludique et interactif, une formation d’une journée, plus complète, où l’on étudie physiologie de l’odorat, matières premières naturelles et synthétiques, méthode de mémorisation et de classification des odeurs, pyramide olfactive et langage de description. « Sur ce type de journée intensive, nous accueillons beaucoup de personnes qui viennent pour valider leur intérêt dans ce domaine » explique Isabelle Ferrand, la directrice. Mais le centre dispense également des formations plus longues et plus spécialisées. Différentes thématiques sont explorées, en français, dont certaines aboutissent à la délivrance d’un certificat professionnel. S’il compte plutôt les futurs ou actuels acteurs de la parfumerie, « nous accueillons aussi des passionnés, qui représentent 10% des inscrits ». Ils peuvent venir de toute la France, voire de l’étranger. Mais l’investissement peut constituer un frein : « C’est pour cette raison que nous avons créé l’espace de coworking, qui met à disposition tous les outils pratiques pour se former en autonomie. L’abonnement est bien plus accessible et le lieu permet aux particuliers – majoritaires – et aux professionnels de se rencontrer ». Situé dans le 7e arrondissement à Paris, cet espace met en effet à disposition les quelque 400 matières premières, 550 parfums, ainsi qu’un moteur de recherche et une bibliothèque de plus de 200 livres. Un privilège parisien, certes, mais il est cependant possible de commander en ligne les Olfactorium, des coffrets contenant un nombre variable de matières premières.
Cinquième Sens compte par ailleurs une quinzaine de partenaires dans différents pays du monde, mais également à Grasse, sous le nom de Passion Nez. Sur ce site, les participants étaient jusqu’alors surtout « des étrangers, qui viennent acquérir le savoir-faire à la française, lié au statut de Grasse » explique Claire Lonvaud, qui organise les ateliers grassois, enrichis de visites locales. Mais, depuis la pandémie, « il y a un nouveau public : plus de français, de personnes en reconversion professionnelle, et d’autres qui s‘intéressent à l’effet thérapeutique des odeurs : psychologues, orthophonistes… »
Aux workshops très complets de 70 heures alliant théorie et pratique du Grasse Institute of Perfumery (GIP), proposés depuis 2003, le public est notamment constitué d’étrangers, qui viennent « allier l’aspect touristique de la ville de Grasse à une véritable expérience. Nous les organisons selon les saisons de floraison, car ils incluent des visites sur le terrain, à la rencontre des différents acteurs (producteurs, sociétés…) » explique Alain Ferro, le directeur de l’école. « L’Europe représente 40% des participants ; pour le reste, le Moyen Orient et l’Amérique sont majoritaires, mais nous avons des visiteurs de 33 nationalités », complète Fabienne Maillot, responsable de ces « sessions courtes », qui comme le reste des cours de l’école sont dispensées en anglais. Les participants sont notamment des professionnels de l’industrie du luxe ou des cosmétiques, qui souhaitent mieux comprendre ce qui constitue l’un de leurs produits, mais également de grands passionnés, qui s’offrent là un précieux cadeau.
Avec la crise du Covid et l’impossibilité du voyage, le GIP a développé des cours interactifs en ligne, et envoie en amont les coffrets de matières premières. « Nous allons conserver la formule, car elle permet pour certains d’économiser le prix du déplacement et du logement sur place, qui fait gonfler le tarif assez important des cours », poursuit Fabienne Maillot.
International, national et local
Pour Pierre Bénard, fondateur de la société Osmoart, l’éducation olfactive est une nécessité à la fois au niveau international, national et local : « si l’on veut que le parfum soit reconnu comme culturel et artistique, et non plus réduit à un objet de consommation, il faut que les parfumeurs aillent faire de la transmission. Voir des images de combava lorsqu’on parle de bergamote, ce n’est plus possible ».
Il propose ainsi des formations autour d’une « systématique des odeurs », une méthodologie « de mémorisation et surtout de connexion entre les notes, permettant de penser et créer des accords », avec un classement en sept familles, où sont notamment soulignés les liens entre les différents éléments. Les cours, proposés en anglais et en visio, incluent l’envoi d’une boîte de matières premières tous les mois, suivi d’un cours de quatre heures, le week-end. Les élèves viennent des quatre coins du monde : France, mais aussi États-Unis, Croatie, Lituanie… Il s’agit de professionnels qui souhaitent s’orienter vers le naturel, mais également de blogueurs beauté, de reconversions, ou de personnes qui souhaitent ajouter une dimension olfactive à leur travail.
Par ailleurs, Pierre Bénard donne des cours pour un autre public, qui n’est pas initialement passionné par le parfum : « mais les odeurs intéressent toujours, et peuvent être vectrices de sensibilisation ». Ainsi, les formations pour les travailleurs du bois, en partenariat avec Quintis – l’un des principaux producteurs et fournisseurs mondiaux de santal – offrent une nouvelle approche de la matière. Enfin, le parfumeur organise des ateliers et conférences destinés au grand public autour de Lavaur, dans le Tarn, où il vit.
L’ouverture de la culture olfactive est internationale : en Espagne, le Beauty Cluster Barcelona a créé la Beauty Business School et sa première formation sur la parfumerie et ses applications; à Los Angeles, l’Institute for Art and Olfaction fondé en 2012 par Saskia Wilson-Brown, propose des cours allant de quelques heures à plusieurs semaines à destination du grand public, en ligne ou sur place, ainsi que des conférences et des expositions.
L’accès à l’univers du parfum et des odeurs s’est ainsi déployé ces dernières années, et l’on peut espérer qu’à l’avenir de plus en plus d’événements de culture olfactive soient proposés au grand public, afin qu’il puisse renouer avec ce sens dont la pandémie aura démontré l’importance sociale et psychologique.
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SOMMAIRE
Introduction
Sur les bancs de l’école
Amateurs éclairés : les autodidactes du parfum
Anosmie : à la recherche de l’odorat perdu
Devenir parfumeur, quelle école choisir ?
Être parfumeur, un parcours du combattant
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Bel article mais vous avez omis de parler de Tatousenti podcast, le 1er sur le sujet et un formidable podcast sur l’art de sentir