Les biotechnologies blanches au service de la parfumerie

Après un premier article, « Chimie durable et parfumerie », qui expliquait les concepts de la chimie verte et durable ainsi que leur apport dans le secteur de la parfumerie, nous vous proposons aujourd’hui de présenter quelques principes de biotechnologie. À l’heure où les entreprises s’impliquent de plus en plus dans les enjeux du développement durable, de nouveaux procédés industriels font leur apparition : « moins nocifs pour la santé, peu énergivores, process zéro déchet, respectueux de l’environnement », des termes accrocheurs faisant écho aux nouvelles sensibilités des consommateurs. Parmi ces procédés, l’utilisation du vivant occupe une place de choix. Les applications sont nombreuses : créer de l’énergie par méthanisation des déchets, produire de l’insuline pour traiter le diabète, dépolluer les eaux usées ou tout simplement faire du pain. Mais aussi pour composer des parfums. Sylvain Antoniotti et Mathilde Lecourt, chercheurs à l’Institut de chimie de Nice, vous proposent de mieux comprendre le processus à travers deux exemples concrets, qui permettent par ailleurs de s’interroger sur la notion de « naturalité » en parfumerie.

Qu’est-ce que la biotechnologie ?

Elle concerne toute utilisation d’organismes vivants ou de parties de ceux-ci pour modifier une matière uniforme ou complexe. Autrement dit, la biotechnologie s’intéresse aux capacités qu’a une cellule vivante de transformer une ressource en énergie, ou en un métabolite utile à son développement ou sa protection. Les biotechnologies se déclinent en couleurs, suivant leur domaine d’application : rouge pour la santé, orange pour le partage des connaissances, jaune pour la protection de l’environnement, vert pour l’agro-alimentaire, bleu pour la faune et flore marine, et enfin blanche pour l’industrie (Figure 1).

Figure 1. Les différents types de biotechnologies.

… Et plus en détail ?

Les biotechnologies exploitent l’activité des enzymes d’un micro-organisme. Une enzyme est une protéine douée d’une activité catalytique : elle réalise des modifications d’ordre chimique sur un substrat. Le modèle clé-serrure est souvent employé pour parler des enzymes : elles ne sont généralement actives, par reconnaissance moléculaire, que sur une seule molécule – la clé – et ne fournissent qu’un seul produit dont la structure est unique. Une enzyme peut être utilisée sous deux formes : soit directement au sein du micro-organisme qui la produit, soit sous forme isolée, à la manière d’un réactif chimique. La forme isolée est obtenue après purification du contenu cellulaire. Si le micro-organisme sauvage crée trop peu d’enzyme ou si ses conditions de vie ne sont pas reproductibles en laboratoire, alors un organisme génétiquement modifié (OGM) peut entrer en jeu. Cette bactérie ou levure modifiée joue ainsi le rôle de réplicateur de l’enzyme. Pour cela, la séquence d’ADN codant pour la fabrication de l’enzyme dans le micro-organisme source est identifiée, puis isolée et insérée dans l’ADN de l’OGM, parfois en copies multiples. L’organisme recombinant ainsi créé consacre une partie de son métabolisme à la production de l’enzyme recherchée. Là encore, l’enzyme est utilisée soit au sein de l’OGM vivant, soit sous forme isolée (Figure 2).

Figure 2. Types de systèmes biocatalytiques.
1Dragoart. How to draw a cell. Consultée le 24 mai 2021. https://dragoart.com/tut/how-to-draw-a-cell-21167. 2RK’s website. Prokaryotes versus Eukaryotes. Consultée le 24 mai 2021. https://roksanakorbi.wordpress.com/prokaryotes-versus-eukaryotes/. 3J. D. Johnson, M. J. Ryan, J. D. Toft, S. W. Graves, M. R. Hejtmancik, M. L. Cunningham, R. Herbert, K. M. Abdo. J. Agric. Food Chem. 2000, 48 (8), 3620-3632. 4Leffingwell & Associates. Olfactory Receptor Protein 3-D Models and Predicted Odorant Binding site Cavities. Consultée le 24 mai 2021. http://www.leffingwell.com/or_press_release.htm.

Quelles applications pour la parfumerie ?

Utiliser les biotechnologies est en accord avec les douze principes de la chimie verte. Elles sont avantageuses par leur provenance renouvelable, leur fonctionnement en conditions douces (température et pression proches de l’ambiant, pas ou peu de solvants organiques, pas de réactifs agressifs acides ou oxydants), leur non-nocivité pour le manipulateur et l’environnement, et par leur sélectivité en faveur du produit formé, ce qui évite les déchets. En parfumerie, ce modèle biochimique est amené à remplacer certaines étapes dans des voies de synthèse de composés odorants, ou à créer de nouvelles fragrances par application sur des matières naturelles.5M. Lecourt, S. Antoniotti. ChemSusChem 2020,13 (21), 5600-5610. En utilisant un réactif biochimique plutôt qu’un réactif conventionnel issus de la pétrochimie ou dérivé de métaux rares, on s’inscrit toujours plus dans le développement durable. Voici deux exemples concrets de fragrances boisées qui ont été obtenues par voie biotechnologique.

Le Clearwood aux notes de patchouli

L’huile essentielle de patchouli (Pogostemon cablin) présente des notes boisées et camphrées très appréciées en parfumerie. D’un point de vue chimique, elle se compose principalement de sesquiterpénoïdes et sesquiterpènes (molécules à quinze atomes de carbone) tels que le (‒)-patchoulol (25-40%), l’alpha-bulnesène (13-20%) et l’alpha-guaiène (10-15%). Parmi la grosse centaine de composés décrits dans cette huile, l’odeur caractéristique du patchouli a été attribuée principalement au (‒)-patchoulol.6T. A. van Beek, D. Joulain. Flavour Fragr. J. 2018, 33 (1), 6-51. Dans la plante, du point de vue biologique, les sesquiterpénoïdes dérivent d’un précurseur commun : le farnésyl diphosphate (FPP). Ce dernier est un composé linéaire qui sert de brique de base à l’élaboration de molécules plus complexes par plusieurs étapes de transformation chimique (cyclisations, oxydations, isomérisations …) réalisées par des enzymes de type terpene synthases. Pour le patchouli, une seule terpene synthase est à l’origine des principaux sesquiterpénoïdes.7F. Deguerry, L. Pastore, S. Wu, A. Clark, J. Chappell, M. Schalk. Arch. Biochem. Biophys. 2006, 454 (2), 123-136. 

L’entreprise Firmenich s’est saisie de cette information pour créer en 2014 le Clearwood, un ingrédient biotechnologique. Dans les brevets d’invention qui s’y rapportent, le procédé est décrit comme faisant appel à des cellules recombinantes.8T. A. van Beek, D. Joulain. Flavour Fragr. J. 2018, 33 (1), 6-51. 9F. Deguerry, L. Pastore, S. Wu, A. Clark, J. Chappell, M. Schalk. Arch. Biochem. Biophys. 2006, 454 (2), 123-136. 10M. Schalk, F. Deguerry. Method for producing patchoulol and 7-epi-alpha-selinene. (Firmenich SA). US 8927238 B2, 2015. Pour être produit, la séquence d’ADN de la terpene synthase désirée a été isolée de Pogostemon cablin puis insérée dans la bactérie Escherichia coli. La bactérie a ensuite été incubée avec un mélange de sucres, qui constitue une source de carbone transformable en énergie et en FPP par le métabolisme de ces cellules recombinantes. La terpene synthase ajoutée métabolise le FPP qui est ensuite converti en dérivés sesquiterpéniques tels que le (‒)-patchoulol et le postogol, parmi d’autres (Figure 3). 

Figure 3. Schématisation de la production de Clearwood® (TPS : terpene synthase).

Le FPP, initialement issu des sucres de la canne à sucre, est une ressource naturelle et surtout renouvelable. Le Clearwood constitue ainsi une nouvelle source de note boisée pour la parfumerie, dont la composition chimique, proche de celle de l’huile essentielle de patchouli, s’en distingue toutefois par quelques différences comme la présence de l’éther éthylique du patchoulol, composé non décrit dans la nature jusque-là, bien qu’il soit produit par un micro-organisme.  

L’Akigalawood, un mélange boisé et floral

Parmi les huiles essentielles, certaines nécessitent une seconde distillation, visant à écarter une partie contenant un allergène ou des composés de moindre intérêt olfactif tels que des sesquiterpènes simples. Cette fraction ainsi écartée est utilisée dans d’autrees catégories de produits de la parfumerie, plus techniques, tels que les lessives ou les bougies. Le groupe Givaudan a jeté son dévolu sur un écart d’huile essentielle de patchouli, qu’il valorise en l’utilisant comme matière première pour produire son ingrédient breveté en 2012 : l’Akigalawood.11A. Goeke, J. Charpentier, B. Schilling, F. Schroder. Production of guaiene and rotundone. (SA Givaudan). WO 2019/110299 A1, 2019. L’écart se compose majoritairement de sesquiterpènes dont l’alpha-guaiène et l’alpha-bulnesène. Cette fois-ci, c’est une enzyme isolée de type laccase qui servira à modifier la substance. Elle est le plus souvent obtenue par purification à partir d’un microorganisme recombinant dans lequel a été insérée la séquence d’ADN codant pour l’enzyme, mais peut être également isolée d’une souche sauvage du genre Trametes par exemple. L’enzyme est finalement mise en contact avec la fraction de patchouli mise à l’écart et, avec éventuellement l’aide d’une molécule jouant un rôle de médiateur, elle oxyde l’alpha-guaiène en rotundone grâce au dioxygène de l’air (Figure 4).

Figure 4. Schématisation de la production d’Akigalawood®.

Ainsi, l’écart modifié par voie enzymatique – auquel la rotundone apporte une contribution olfactive notable – déploie de nouvelles notes boisées, florales, épicées et tabacées, qui peut à son tour être valorisé comme un ingrédient premium, constituant un exemple d’upcycling avant l’heure.

Qu’en est-il de la naturalité de ces produits ?

Comme expliqué précédemment, l’étiquette « naturel » est un réel atout sur un marché en mutation. Cependant, la question de la naturalité peut se poser pour les ingrédients évoqués ci-dessus. La réglementation européenne sur les arômes naturels précise que la modification d’une substance naturelle par une enzyme ou un microorganisme ne lui retire pas son caractère naturel. Le cas des OGM n’y est pas mentionné.

Une huile essentielle modifiée est-elle naturelle ? Et qu’en est-il si l’enzyme utilisée pour la modifier est issue d’un OGM ? Utiliser une cellule vivante, est-ce plus naturel qu’utiliser une enzyme isolée qui n’est finalement qu’une protéine, autrement dit une (très grosse) molécule ? Et quid du cas où le micro-organisme forme un composé qui n’est naturellement pas présent dans le mélange ? Le raisonnement peut même être poussé plus loin, en interrogeant la naturalité même de l’huile essentielle, substance obtenue par distillation à relativement haute température, entraînant des réarrangements structuraux des composés, des hydratations ou des déshydratations (sauf dans le cas des huiles essentielles d’agrumes, obtenues pour la plupart par expression à froid des péricarpes).

Vous l’aurez compris, la naturalité des ingrédients en parfumerie est sujet à débat sur sa définition qui échappe à l’analyse scientifique. L’innovation reste une préoccupation prépondérante au sein de ce secteur industriel, qui met tout en œuvre pour doter sa chimie de modèles durables, dont les biotechnologies font partie. La combinaison de précurseurs biosourcés avec des méthodes biotechnologiques constitue un axe fort et pertinent dans le domaine du développement durable, indépendamment des considérations sur la naturalité. La parfumerie est également dotée d’une large collection de molécules synthétiques, apportant des facettes uniques aux parfums, qui pourraient à l’avenir être synthétisées à l’identique à partir de précurseurs biosourcés disponibles ou qui pourraient être créés par biotechnologie.

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