Christophe Laudamiel : « La parfumerie est basée à 50% sur le plagiat ou les remix, il est temps qu’un code d’éthique soit instauré »

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Le parfumeur indépendant, créateur pour les marques The Zoo, Strangelove NYC, Richmess and BéLAir Lab Tokyo, après être passé chez Procter & Gamble et IFF, appelle à une révolution pour bâtir la parfumerie de demain, plus éthique, plus créative, et donnant une vraie place au parfumeur en tant qu’auteur. Entretien.

Quelle est votre vision de l’industrie à l’heure actuelle ?

Ce qui paraît évident dans les autres industries n’est pas encore instauré dans la nôtre. Ce ne sont pas des gens de la mode ou de la cosmétique qui managent le secteur de la joaillerie ou du cinéma, n’est-ce pas ? Eh bien c’est pourtant le cas pour la parfumerie : c’est même le principal business model appliqué depuis la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui on se retrouve avec des grands groupes produisant des shampoings, du vernis à ongle ou des insecticides qui décident de la qualité et de la beauté des parfums. Nous nous sommes fait « highjacker ».

Quelles sont les conséquences sur la manière de créer des parfums  ? 

La parfumerie actuelle est basée à 50% sur le plagiat et les remix, je me demande même si 75% des parfums ne partent pas d’une formule existante. Si vous prenez Le Grand Livre du parfum, et que vous considérez la place importante occupée par la chromatographie [une technique qui permet de séparer et d’analyser les composés odorants d’un produit, comme une création de la concurrence par exemple] dans le chapitre « Créer un parfum », c’est très révélateur de l’état de l’industrie. Un procédé nommé « inspiration » dans notre jargon et qui serait illégal en musique sans royalties. Cela peut venir des clients (des grandes marques sont connues pour demander des copies) ou de parfumeurs mal instruits, ce n’est pas nouveau, donc tout le monde pense que c’est normal. Par ailleurs, les formules ne doivent pas dépasser 30 à 40 dollars le kilo, ce qui est incroyablement bas. Pour ce prix, même la vanille synthétique est trop chère. Donc vous imaginez utiliser du jasmin d’Égypte, de Grasse ou d’Inde à 3000 ou même 6000 dollars le kilo ? Pour faire perdurer ce fonctionnement, l’industrie embauche des gens dociles (comme je le suis moi-même), se cache derrière le secret industriel et l’ignorance du public, ou utilise des écrans de fumée comme l’histoire, qui empêche d’avancer. Certains en ont une approche intelligente, comme l’Osmothèque que j’adore (je vous invite d’ailleurs à devenir comme moi sponsor d’un parfum pour 300 euros afin de les aider). Pour d’autres, il serait temps de réaliser que le passé, ce sont aussi des castes, des esclaves, du racisme, la loi du plus fort et que ce n’est pas cool de présenter à longueur de conférences Marie-Antoinette comme une égérie du parfum.

Que souhaitez-vous voir changer ? 

L’industrie doit se prendre en main. D’abord, les parfumeurs maison devraient être l’évidence. Vous iriez dans un resto de luxe sans chef ? Vous arrivez, vous demandez comment ça fonctionne, et on vous dit : « Le nom Armani apparaît sur les plats, mais ils sont préparés par d’autres qui travaillent aussi pour les cantines de Zara et Victoria Secret » ! Demandez à L’Oréal combien de parfumeurs ils embauchent pour toutes leurs marques de parfums (Armani, Lancôme, Ralph Lauren, Yves Saint Laurent, Diesel etc.). Ai-je entendu zéro ? Posez la même question à Coty (Gucci, Boss, Marc Jacobs, Calvin Klein, Burberry…) ou Interparfums (Mont Blanc, Van Cleef, Jimmy Choo, Moncler, Oscar de la Renta, Coach…). Vous obtiendrez la même réponse. Vous imaginez une maison de mode sans designer ? Inimaginable. Il est également temps que nous instaurions un code d’éthique pour la création. Que faire contre le plagiat ? Quand on leur en demande, les parfumeurs devraient oser refuser. Et ceux qui en font devraient l’assumer et mentionner les auteurs originaux. Il faut que l’on puisse faire la différence entre les parfumeurs qui sont des créateurs et ceux qui sont l’équivalent de designers chez Zara. C’est très bien d’être designer chez Zara, mais ce n’est pas le même métier. Cela permettrait de protéger les formules qui sont de véritables créations olfactives. Nous sommes à un carrefour, les parfumeurs vont devoir choisir : continuer à travailler ainsi tranquillement sans éthique, ou changer certaines façons de créer et être davantage reconnus et mieux rémunérés pour des succès artistiques interplanétaires.

Les marques de parfums et les groupes qui détiennent leur licence, celles en orange ayant un parfumeur maison.
©BeautyMatter, DreamAir, 2022

Vous défendez l’idée que les parfums soient reconnus comme des œuvres et que les parfumeurs touchent donc des droits en tant qu’auteurs ?

Absolument : un parfum, c’est comme une chanson, nous devrions donc être traités comme des compositeurs de musique. Il me semble que le compositeur obtient la moitié des droits d’une chanson, pourquoi ne pas faire la même chose ? On pourrait dire 50% pour Armani et 50% pour le parfumeur. Je pense d’ailleurs que Giorgio Armani ou Ariana Grande ne sont pas au courant du traitement infligé aux parfumeurs. Ils ne l’accepteraient pas eux-mêmes dans leur domaine. 

Quelles autres évolutions seraient bénéfiques ? 

Il faut bien entendu que les parfumeurs puissent mettre plus d’argent dans leurs formules, pour des raisons de qualité et de défense des fermiers dans le monde entier – sans que le prix pour le consommateur augmente, car il est déjà très élevé. Des parfums dont la formule  coûte 1 dollar ou moins à la fabrication sont vendus 60 dollars. Je pense que la marge est suffisante pour que les parfumeurs soient autorisés à mettre 2 à 4 dollars dans les formules. Cela permettrait peut-être d’employer davantage de belles matières premières naturelles ou synthétiques. Aujourd’hui, quand une marque revendique l’utilisation d’un ingrédient, il est souvent présent en quantité infime ou en tout cas moindre que ce que suggère le marketing. À partir de 100 ou 200 ppm dans le concentré (soit 0,01 à 0,02 %), on a le droit de  citer une matière première chez plusieurs grandes marques de luxe. À ce dosage, il y a peu d’impact sur le rendu olfactif. Il faudrait donc relever ce seuil. Sur tous ces sujets, les parfumeurs devraient communiquer directement avec le public et les marques sans que ce ne soit filtré par L’Oréal, dont l’expertise est de faire du shampoing. S’il était informé et éduqué olfactivement comme en vin et spiritueux, le public pourrait dépenser son argent en connaissance de cause. Il pourrait y avoir une parfumerie commerciale qui proposerait des compositions génériques vraiment bon marché, l’équivalent de H&M ou Ikea, et serait prise en charge par L’Oréal, Coty et leurs semblables. Un cran au-dessus, une parfumerie de designer avec de vraies créations, à la Nike. Et enfin une parfumerie de luxe qui correspondrait au prêt-à-porter Saint Laurent. 

Quelles actions avez-vous entreprises pour faire bouger les choses ? 

J’échange avec les maisons de composition qui font le gros du travail, et avec les fermiers pour défendre les ingrédients et créer un label d’utilisation équitable de produits naturels en parfumerie. J’ai commencé à contacter les grands groupes pour inclure un code d’éthique publié en ligne[1]Sur le site www.perfumeryethicas.org avec bientôt une centaine de signataires ; j’ai aussi demandé à la SIPC (Société internationale des parfumeurs créateurs) que nous écrivions une lettre ouverte pour informer le public et créer en son sein une commission d’éthique. Dans cette optique également, je donne de nombreuses conférences, et nous allons créer avec Saskia Wilson-Brown, fondatrice de l’Institute for Art and Olfaction, un Wikicommon légal de formules offertes par des parfumeurs. En attendant, sur le compte instagram @fragrance.drama[2]Voir https://www.instagram.com/fragrance.drama/, des formules, dont les miennes, et des chromatographies de parfums à succès sont maintenant régulièrement publiées. Cela permet de mettre en évidence, par exemple, le fait que Legend de Montblanc est une copie de Fierce d’Abercrombie & Fitch. Et cela casse cette culture du secret qui a trop duré dans l’industrie du parfum. On doit aussi renforcer l’aspect éducatif. À l’Isipca et en dehors, les étudiants n’ont quasiment accès à aucune formule. Vous imaginez apprendre la musique sans partition, uniquement à l’oreille ? Avec ces publications de formules et d’analyses, j’espère aussi que le public se rendra compte de la complexité de notre travail et qu’il appréciera d’autant plus notre art. 
 

Comment l’industrie réagit-elle à vos initiatives ? 

J’ai écrit cet été une lettre à L’Oréal pour évoquer tous ces sujets, j’attends leur réponse. Mais personne n’a encore remis en cause tout ce que j’ai dit et écrit sur ces questions. Lors de la dernière édition du WPC (World Perfumery Congress) en juillet, les parfumeurs membres de la SIPC se sont mis d’accord sur le fait qu’ils voulaient être crédités pour leurs créations. Et je suis contacté par de nombreux confrères qui me disent qu’ils ne peuvent pas s’exprimer publiquement mais qu’ils approuvent ma démarche. Si on est honnête, on ne peut plus rester impassible.

Propos recueillis en septembre 2022.

Photo : ©Hilary Swift pour Nez, la revue olfactive #11

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Sur le site www.perfumeryethicas.org
2 Voir https://www.instagram.com/fragrance.drama/

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Commentaires

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Bonjour je viens de lire votre article et suis vivement intéressée car il y a enfin une prise de conscience concernant ces groupes qui pour le profit détruise le patrimoine olfactif agissons ne soyons plus des moutons à la botte de la finance merci cordialement.

Je tombe par hasard sur cet article et je suis bien contente. Je fais parti du grand public, un peu plus éduqué sans doute que la moyenne, car depuis toujours le parfum est un plaisir qui a une place particulière, à tel point que bien que je travaille dans un tout autre secteur, il m’arrive très régulièrement de faire des extras en tant qua’animatrice dans de grandes chaînes de parfumerie… ma culture n’est donc essentiellement basée sur ma sensibilité olfactive et les infos transmises par les marques pour « vendre ».
Et si je trouve très instructif tout ce que je viens de lire, je n’en suis pas moins déçu de ce que j’apprends… et j’adhère à tous les arguments de M. LAUDAMIEL !
La parfumerie est un art à part entière et on doit reconnaître les artistes de cet univers tout autant que l’on reconnaît ceux de la mode, de la joaillerie et de tout autre domaine.
Et même si effectivement les parfums sont déjà très chers, j’adhère au fait de rétribuer les créateurs pour leur créations et la qualité des matières premières et du processus de production.

Merci pour cet article particulièrement clair.
Je pense que vous devez effectivement recueillir le consentement de nombre de vos confrères qui verraient bien volontiers réévaluer la rémunération de leur création.
Je pense que vous devez également générer beaucoup de crainte d’autres confrères qui ne cessent de plagier, même si cela correspond au brief ! car voir publier les similitudes chromatographiques de nombreux parfums est surement très explosif !!

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IFRA