Dhaher bin Dhaher (Tola) : « Je consacre de plus en plus de temps au décloisonnement des cultures olfactives »

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Avec Tola, Dhaher bin Dhaher, homme d’affaires et directeur artistique fasciné par la niche, revisite avec une subtilité toute européenne l’héritage olfactif émirati. Entretien.

Comment est née Tola ?

J’ai fondé ma marque en 2010, mais mon activité de directeur artistique n’est pas mon cœur de métier : je consacre l’essentiel de mon temps à diriger une société qui oeuvre notamment dans la protection des données personnelles pour le gouvernement d’Abu Dhabi. L’histoire de Tola doit tout à ma mère, la plus grande passionnée de parfums que je connaisse. C’est au cours d’un séjour à Londres, avec elle et ma sœur aînée, que l’idée s’est imposée à moi. Toutes deux échangeaient sur les émotions et les souvenirs que peut transmettre une fragrance. J’en ai été ému au point de vouloir créer moi-même des histoires olfactives.

En quoi votre famille a-t-elle influencé la création de votre entreprise ? 

Aux Émirats Arabes Unis, l’usage des parfums se distingue des habitudes du reste du monde. On associe plusieurs fragrances en même temps, selon son humeur et quel que soit le support : eau de toilette, huile parfumée, encens… Ma mère est devenue experte dans l’art d’assembler elle-même des matières premières pour fabriquer ce que nous appelons au Moyen-Orient le bakhoor, qui se traduit en français par « encens ». Ce mélange sous forme solide est composé de copeaux ou de poudre de bois d’agar et d’huiles parfumées. Une fois chauffé sur un morceau de charbon incandescent, il diffuse sa fragrance. On l’utilise pour parfumer la maison, les vêtements, célébrer l’arrivée d’un visiteur… Ma mère en confectionnait artisanalement jusqu’à cent kilos par an pour la famille et les amis. Un jour, je lui ai dit qu’avec son expertise et ses recettes, nous avions de quoi commercialiser une gamme de produits. Nous allions dépasser la sphère familiale pour nous adresser au monde entier.

Comment avez-vous concrétisé cet élan ?  

Je me suis donné trois ans pour observer le marché. J’ai profité de mes déplacements professionnels pour arpenter les boutiques de niche, rencontrer des producteurs de matières premières, des distributeurs et des créateurs, comme Alessandro Gualtieri de Nasomatto ou encore Gérald Ghislain de Histoires de parfums. L’une de mes nièces, alors étudiante en design, a mis au point l’identité visuelle de Tola. Deux autres nièces ont esquissé les illustrations accompagnant la description des fragrances sur notre site Internet. 

Il y a eu des hauts et des bas. J’ai failli perdre espoir quand j’ai découvert le coût des flacons et des capots sur-mesure. Mais j’étais prêt à tout pour me singulariser. En 2013, j’ai finalisé mes premières compositions : six parfums et deux bakhoors. Je me souviens du premier salon auquel j’ai participé. J’ai posé les flacons sur un baril rouillé et j’apostrophais les visiteurs en tenue traditionnelle immaculée en disant : « Vous voyez, on ne fait pas que du pétrole ! ».

Que signifie le nom de votre marque, Tola ?

C’est une unité de poids très répandue pour le commerce de l’or et d’autres matières précieuses en Inde, dans le sud de l’Asie et la région du Golfe. Un tola correspond à un peu moins de douze grammes.

Vous n’êtes pas parfumeur de métier. Qui vous aide à créer ? 

Même si je ne suis pas chimiste, je suis capable, dans mon laboratoire de Dubaï, d’élaborer les premiers essais, les premiers accords. Pour la finalisation des formules et la mise aux normes IFRA, je m’entoure de maisons de création. Je ne communique pas les noms de ces dernières, à part IFF pour l’acquisition de certaines matières premières. 

Rencontrez-vous des réticences ou des préjugés face à l’origine de votre marque ?

Les gens pensent qu’ils vont nécessairement sentir de l’oud dans chaque composition. Je n’en utilise pas systématiquement, même si c’est une matière fétiche pour moi. Je le dose depuis les débuts de Tola avec subtilité, avec une vision globale du marché. Bien sûr, ma culture guide mon inspiration. L’une de mes dernières créations évoque d’ailleurs un intérieur émirati où se mêleraient les odeurs de bakhoor et de café. Mais j’espère que mon admiration pour la parfumerie européenne se ressent dans mes accords qui associent les fleurs, les agrumes, les épices… Il y en a de légers et d’autres plus capiteux. En Europe, où l’on apprécie les fragrances orientales, l’accueil est positif. L’Italie est mon premier marché en volume. Concernant les limites culturelles, je constate des résistances en Asie. Mais c’est compréhensible : la Chine est passée d’« aucun parfum » à la découverte récente de la niche. Quant au Japon, c’est encore un peu tôt. Là-bas, le parfum reste lié aux odeurs de peau, à une interprétation plus intime. Tout est une question de pédagogie. C’est pourquoi je consacre de plus en plus de temps au décloisonnement des cultures olfactives.

C’est-à-dire ?

J’ai commencé par sensibiliser mon propre pays à la diversité de la niche, en ouvrant trois boutiques à Dubaï et à Abu Dhabi. Ce concept imaginé avec Alessandro Gualtieri s’appelle la Villa 515. Ces trois lieux proposent des marques comme Histoires de parfums, Jean-Charles Brosseau, La Parfumerie moderne, État libre d’Orange, Nobile 1942… Les visiteurs n’achètent pas toujours, mais au moins, ils découvrent des fragrances et des modes narratifs différents de la culture dubaïote. Et, dès que je le peux, je m’associe à des événements locaux autour de l’olfaction. J’ai par ailleurs mis en odeurs des contes pour enfants pendant la pandémie et j’ai organisé pour des étudiants des ateliers de bakhoor dans le but de perpétuer cette tradition. Je souhaite aller plus loin. Chez Tola, je reçois régulièrement des stagiaires issus d’écoles de parfumerie européennes. J’aimerais mettre en place un incubateur de talents pour permettre aux meilleurs d’entre eux de rester à nos côtés au-delà de la durée du stage. À terme, l’idée est d’intégrer des créations de ces jeunes recrues à notre collection.

Qu’attendez-vous d’Esxence cette année ?

Ce salon est un facilitateur de rencontres. Je suis fier d’avoir été la première marque des Émirats Arabes Unis à y participer. Nous sommes désormais plusieurs et nous nous serrons les coudes. Pour Tola, cette édition est l’occasion de présenter un nouveau design. Nous restons sur un créneau artistique luxueux, en évitant le bling-bling. Nous présenterons la totalité de notre collection, soit douze fragrances et une nouvelle gamme de bakhoors. Cette année, ma priorité est de nouer des contacts avec des distributeurs pour étendre notre présence à de nouveaux marchés et accentuer nos points de vente là où nous sommes déjà implantés. Mon rêve ultime : ouvrir nos propres enseignes Tola dans un futur proche.

DOSSIER « NICHE ET CONFIDENCES »

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