Alessandra Tucci

Alessandra Tucci : « Si l’industrie du parfum veut voir plus de diversité dans ses équipes, cela ne peut passer que par l’éducation »

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Après s’être occupé pendant 20 ans du développement de la parfumerie au Brésil, notamment comme responsable de la division parfumerie fine de Firmenich pour l’Amérique latine, Alessandra Tucci a fondé la Paralela Escola Olfativa à São Paulo au Brésil en 2012 et est devenue experte en parfumerie, en stratégie et en innovation. À la fois entreprise de conseil et école portant le label français de l’école Cinquième Sens, La Paralela Escola Olfativa tente aujourd’hui de répondre aux défis du marché du parfum d’Amérique latine avec un œil ouvert sur les transformations du monde contemporain. Afin de déplacer un regard sur la parfumerie souvent eurocentré, nous nous sommes entretenus avec Alessandra Tucci pour l’article du onzième numéro de Nez « All inclusive », la parfumerie face aux inégalités, et proposons ici le texte intégral de notre échange.

Les parfumeurs ont de plus en plus de visibilité, mais quelques marques semblent également favoriser les parfumeuses ces derniers temps, comme Lancôme l’a fait avec Idôle. Quel regard portez-vous sur cette dynamique ?

Il est surprenant que nous ayons encore besoin de parler de ces sujets au XXIe siècle, mais il est vrai qu’il y a encore beaucoup à faire pour atteindre l’égalité. Communiquer sur le travail des parfumeuses, comme Lancôme avec Idôle, est certainement une belle façon d’aider à construire un nouvel avenir pour les femmes, car il n’est toujours pas évident que nous puissions exercer ce métier. Cela devrait être normal, mais ça ne l’est pas. Donc si ces grandes entreprises peuvent avoir ce rôle de facilitation et d’accélération du changement… tant mieux !

Pensez-vous que cette tendance à se préoccuper de la diversité, de l’égalité et de l’inclusivité peut être amenée à durer ?

Sans doute parce que je suis brésilienne, j’ai tendance à voir le verre à moitié plein, je suis optimiste. J’ai travaillé pour le secteur de la parfumerie pendant plus de 20 ans, mais durant la pandémie, je me suis demandé si j’allais devoir arrêter mon travail à l’école, et ce qui allait arriver aux personnes qui travaillaient avec moi… Cela m’a fait prendre du recul et me demander si ça valait le coup de continuer. J’ai constaté que les choses avaient changé, c’est pourquoi je continue. 
Nous avons encore un long chemin à parcourir, mais je vois de nombreuses entreprises qui prennent d’importantes décisions en faveur de la durabilité et de la diversité, et certaines d’entre elles font également le lien entre les deux. Elles modifient leur approche de la hiérarchie et incluent de plus en plus de femmes à différents postes. La situation n’est plus la même que celle que j’ai connue quand j’étais en poste dans de grandes entreprises, lorsque j’étais la seule femme à assister aux réunions. 

Cet environnement masculin a-t-il influencé la manière dont vous avez conduit votre carrière ?

Oui, de manière significative. J’ai toujours eu le sentiment d’être l’égale des autres. C’était étrange de se retrouver dans des situations où je n’étais pas considérée comme telle, où j’étais vue comme inférieure. Je ne me sentais pas bien, mais cela m’a poussé à apprendre davantage, à relever de nouveaux défis. Cependant, à un moment, c’était devenu trop fatigant, même si j’adore la parfumerie. Quand on sent que l’évolution ne va pas dans le bon sens, on se dit vite que l’on doit suivre une autre voie. 

Vous êtes-vous heurtée à un plafond de verre culturel également parce que vous étiez brésilienne ?

J’ai eu la chance d’être à la tête de la division parfumerie fine pour l’Amérique latine d’une grande entreprise entre 2009 et 2011. À cette époque, tous les regards étaient tournés vers le Brésil, c’était le centre de l’attention. Je me disais « waouh, notre heure est enfin venue ! ». Les gens voulaient voir ce qui se passait chez nous, et c’est moi qui présentais tous les projets merveilleux sur lesquels nous travaillions. 
Il y a eu des moments ardus, où j’ai dû mobiliser des ressources internes et attirer l’attention des parfumeurs sur le
marché brésilien. Cela faisait partie de la beauté du travail, j’aimais motiver mes équipes à aller dans ce sens. Nous n’étions pas Paris ou New York, c’est-à-dire le circuit « naturel » du parfum, mais nous y sommes arrivés. 
C’est étonnant de voir où en sont les marques venant du Brésil aujourd’hui, comment elles ont imposé leur position. Bien sûr, elles y sont parvenues grâce à leur taille et à leur poids économique, c’est la logique du monde capitaliste, mais les brésiliens ont aussi un atout : leur sympathie. Mes interlocuteurs étaient souvent, au début, perplexes et perturbés par l’exotisme mais séduits par le pays et les gens. J’ai dû leur faire dépasser ce sentiment pour montrer que, certes, nous pouvons être sympathiques, mais aussi de bons professionnels. Aujourd’hui, il est clair pour les grandes entreprises que l’Amérique latine fait partie d’un important triangle commercial avec l’Europe et les États-Unis, et le Brésil s’impose comme un marché solide et en pleine croissance. 

Pensez-vous que les parfumeurs brésiliens ont davantage d’opportunités de travailler avec de grandes marques aujourd’hui ?

Oui. Historiquement, j’ai toujours travaillé avec des parfumeurs brésiliens. Mais il y a aussi un réel besoin de collaborations et d’ouverture ici. Par exemple, la parfumeuse française Cécile Zarokian vient de travailler sur un projet avec Granado Pharmácias, l’une des maisons historiques de la parfumerie brésilienne, qui a abouti à la création du parfum Bossa. Ce genre de mélange est intéressant à faire dans un grand marché comme celui du Brésil. 
Économiquement, l’Europe est confrontée à de grands changements, elle montre les limites d’un marché mature. Elle doit donc se tourner vers d’autres marchés, c’est la réalité du besoin constant de croissance de notre monde capitaliste. Mais j’aime le voir d’une autre manière : c’est aussi une opportunité pour plus de gens ayant l’esprit ouvert de travailler de manière différente.
Dans notre école, nous enseignons mais nous sommes aussi consultants pour des entreprises, nous donnons des conseils stratégiques à des clients très divers, qui viennent du monde entier. Il y a de la beauté dans le moment que nous vivons, elle se trouve dans le fait qu’il y a beaucoup de choses à changer et que nous pouvons le faire. 

Pensez-vous qu’il y aura également des partenariats entre des écoles européennes et brésiliennes à l’avenir ?

À Paralela, nous restons toujours dynamiques en matière d’éducation. Cette aventure a été un défi les premières années, mais maintenant nous nous réinventons, aussi parce que nous avons dû déplacer les cours en ligne à cause de la pandémie… Nous sommes partenaires de l’école Cinquième Sens, dirigée par Isabelle Ferrand, depuis 2012 et cela nous inspire, nous tâchons aussi de les inspirer en retour. Nos échanges sont continus.
L’avenir est pour nous hybride, pas seulement basé sur des cours présentiels ou en ligne, ce ne sera plus comme avant. 

La relation entre l’industrie et les écoles est-elle en train de changer ?

Je pense que oui. Si on analyse les relations entre les marques de parfum et leurs fournisseurs dans l’industrie, on s’aperçoit que celles-ci sont souvent guidées par la séduction : les bons restaurants, les voyages vers des destinations exotiques, etc., tout cela fait partie de ma magie de la parfumerie. Après la période de pandémie que
nous avons connue, l’éducation devient un autre moyen de construire une proximité solide entre membres de cette industrie, elle peut bâtir une relation différente et édifier la crédibilité, et c’est ce que nous voulons apporter à l’industrie maintenant. Certaines maisons ont commencé à offrir des formations plutôt que des interactions sociales, et pour tout le monde c’était une expérience particulièrement enrichissante. Quand on commencera à mieux comprendre comment mieux intégrer l’éducation à notre vie, la situation évoluera. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises organisent des formations, mais peu le font de manière réfléchie. La formation doit être repensée. 

L’éducation peut-elle être une réponse aux problèmes d’inégalité ?

Bien sûr, il faut les aborder autant que possible, tout le temps même. Je veille simplement à éviter l’approche opportuniste qui consiste à utiliser ces mots magiques de diversité, d’inclusivité et d’égalité pour avoir l’air « sympa » et « à la mode ». À Paralela, lorsque nous disons quelque chose, c’est que nous agissons en conséquence, et il est parfois difficile de penser à l’égalité et à l’inclusivité dans les écoles. Au Brésil, il y a pourtant à faire autour de ces questions, parce que si l’industrie du parfum veut voir plus de diversité dans ses équipes, cela ne peut passer que par l’éducation. Quand on veut embaucher des personnes ayant un certain profil, l’éducation est essentielle pour que cela soit possible. Dans notre pays nous y sommes sensibles, et je voudrais personnellement accélérer le processus, comme le souhaitent de nombreuses entreprises, mais la formation ne souffre pas la vitesse, c’est un investissement à moyen et long terme. L’industrie a tendance à l’oublier, nous nous heurtons parfois à la résistance d’entreprises qui veulent résoudre leurs problèmes en deux heures de formation… mais nous devons évidemment dire non : ces problèmes cruciaux nécessitent une vision à plus long terme.

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Commentaires

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Pour ce qui est de la diversité homme femme je trouve que le millieu du parfum est quand meme assez accessible au femme il y a l’air d’avoir autant d’homme que de femme c’est meme je trouve un milieu assez féminin finalement..
Parcontre reservé à une elite sociale ça c’est vrai surtout lorsque les conseillères d’orientation te disent que la seule ecole est à versaille et quil faut bac+3 en chimie. Pour faire ses etudes a versaille faut soit etre parisien soit etre fils ou fille de .
Il y a des formations qui exisent à Grasse mais c’est inconnu des sites d’orientations, elles n’étaient par repertorié à l’époque et pourtant j’ai cherché. J’avais des parents prêts à payer une ecole privé etc mais on m’a fait croire que l’école du parfum à Versaille était le seul endroit de france je n’ai pas pu car pas de licence en chimie

Merci pour votre témoignage Nezquick. Espérons que ce dossier pourra contribuer à éclairer quelques lanternes !

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