Forum mêlant arts, sciences et festivités dans un esprit ludique et joyeux, le Figment Festival investissait il y a quelques semaines les immenses pelouses et les bâtisses abandonnées de Governors Island dans la baie de New York. Goûter des insectes, voyager dans la musique du cerveau, goûter des bonbons en se bouchant le nez, ou modeler des odeurs, voilà le genre d’expériences auxquelles les visiteurs ont notamment pu se confronter grâce au collectif Guerilla Science.
Si tout cela se déroulait dans l’ambiance colorée d’une kermesse d’école, le propos n’en était pas moins sérieux. Gérant la confiserie ? Des chercheuses du Monell Chemical Senses Center de Philadelphie, d’ordinaire plus occupées à tenter d’identifier le gène responsable de l’anosmie à la naissance qu’à distribuer des friandises sur un stand de foire. Et aux manettes du laboratoire de parfums ? Olivia Jezler, fondatrice de Future of Smell, et Ugo Charron, jeune parfumeur originaire de Sancerre travaillant désormais aux côtés de Christophe Laudamiel entre New York et Berlin.
Les odeurs ont-elles une forme ? C’est la question à laquelle l’expérience olfactive Smell-X tentait de répondre à travers une narration dystopique et un décor de science- fiction. Imaginez : dans un futur proche le sens de l’odorat a presque entièrement disparu. Seuls quelques individus possèdent encore la capacité de sentir. En quête d’une traduction visuelle et tactile des senteurs, des chercheurs invitent donc les derniers détenteurs d’un odorat à modeler des formes à partir d’odeurs. En pénétrant dans le laboratoire de Smell-X, les visiteurs étaient ainsi accueillis deux par deux par une laborantine (la comédienne Géraldine Dulex) les invitant à sentir un parfum avant de donner naissance à une forme en moins de 30 secondes.
Si l’objectif principal de Smell-X était de déterminer la manière dont le cerveau associe formes et odeurs, l’expérience lève aussi le voile sur l’anosmie et ses conséquences. Si l’on demande aux gens de quel sens ils se passeraient le plus volontiers, une grande majorité choisit l’odorat. Pourtant la perte de l’odorat peut avoir des conséquences importantes telles que la perte de l’appétit, de la libido, une tendance à la dépression ou encore une incapacité à détecter certains dangers comme un incendie, une fuite de gaz ou un aliment avarié. « L’objectif de Smell-X était d’utiliser les principes du design spéculatif pour créer un monde de fiction dans lequel les gens seraient amenés à réfléchir à l’importance des odeurs et des correspondances trans-modales, à travers une vraie participation » explique Olivia Jezler qui a fondé l’expérience sur son article publié en 2016 par le SCHI Lab de l’Université du Sussex.
Lors d’un premier essai auprès d’enfants, la chercheuse avait utilisé l’odeur du citron et de la vanille mais les résultats avaient été peu concluants : les enfants reconnaissaient les odeurs et tentaient de les illustrer littéralement en modelant des citrons ou des cônes de glace. Les parfums composés pour Smell-X étaient donc volontairement plus abstraits. « J’ai pensé la forme pointue en terme de verticalité en utilisant des matières premières agressives, droites, directes et montantes—limette aiguisée et citron de Sicile, baies roses et poivre Sichuan pour les épices froides, petit grain agressif et aldéhydes fusants. Pour la forme ronde, j’ai travaillé avec une sensualité confortable, horizontale avec des courbes et de la profondeur—muscs doux, lactones enrobantes, jus de coco, touches de vanille, pétales d’ionones aux facettes de violette. J’ai aussi essayé d’approcher les deux créations avec une idée de température : chaude pour la ronde, froide pour la pointue » explique Ugo Charron qui s’est inspiré d’une précédente étude réalisée par le Professeur Charles Spence du Crossmodal Lab de l’Université d’Oxford. Il avait alors été établi que les odeurs du citron et du poivre étaient associées à des formes angulaires, tandis que la framboise et la vanille étaient associées à des formes arrondies.
Cette fois les résultats de Smell-X sont sans équivoques, les formes modelées par les cobayes étant nettement distinctes en fonction des deux parfums: rondes, douces, plate et dense pour l’un, longues, verticales, pointues et aiguisées pour l’autre. Une participante aveugle notamment, a sans hésité modelé une forme verticale dotée de piquants pour illustrer l’odeur pointue, ce qui laisse présager de possibles applications auprès des malvoyants. Si les mécanismes exacts de ces correspondances restent encore à déterminer, « il est intéressant de noter que dans toutes les cultures, même indigènes, on retrouve les mêmes correspondances cross-modales. » commente Olivia Jezler.
A l’avenir, la chercheuse aimerait étendre l’expérience de Smell-X à d’autres sens dans l’idée de créer une base de données pour les chercheurs et les designers. Les résultats pourraient ainsi être utilisés pour élaborer des moyens de communication non-verbale fondés sur l’analogie et la synchronie des stimuli, allant de l’usage thérapeutique au design de produits en passant par la création d’environnements émotionnellement chargés où les odeurs et les formes se combineraient pour un effet optimal (réconfortant à l’hôpital ou dynamique sur un lieu de travail par exemple). Un vaste champ des possibles ouvert par la simple rencontre d’un nez et d’un peu de pâte à modeler !
Pour en savoir plus sur le travail d’Olivia Jezler : https://www.psfk.com/2018/06/interview-olivia-jezler-future-of-scent.html
Crédits photo: Timothy Woo
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