Dossier de presse : de l’art de mettre en scène l’immatériel

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Comment les différents acteurs concourent-ils à la création, à la publication et à l’évolution du dossier de presse, cet outil de travail qui conditionne le discours des journalistes et, par là, l’image de la parfumerie ? Pour compléter notre dossier « Réinventer les discours de la parfumerie », nous vous proposons cet article initialement paru à l’automne 2021 dans Nez, la revue olfactive #12.

Le dossier de presse, qui présente de manière synthétique – et élogieuse – une entreprise, un événement ou un produit, demeure en tant que tel inconnu du grand public, puisque réservé aux professionnels. Allant du court paragraphe à l’imposant dossier de 80 pages au graphisme soigné, il met en mots le parfum, dont il constitue l’alter ego inodore et explicatif, et entretient l’image de la marque. Outre la classique pyramide olfactive – liste des notes de tête, de cœur et de fond censée représenter la composition –, ce document comprend également, en règle générale, une traduction plus lyrique de l’imaginaire qui l’entoure, et quelques mots du parfumeur ou de la direction artistique, expliquant les motivations, choix ou inspirations qui ont guidé le projet. Mais la lecture de ces éléments se révèle souvent répétitive, et emphatique : la « palette d’ingrédients naturels exceptionnels », ou encore la promesse d’une création « sans précédent, en phase avec son époque dans ce qu’elle a de plus neuf », sont courantes. Si la part médiatique de la parfumerie tend à diminuer ces dernières années, notamment dans la presse papier, ces discours sont également tributaires des différences organisationnelles des entreprises, selon leurs choix et les possibilités laissées par la réalité économique.

Une organisation à plusieurs vitesses

Dans les grands groupes, qui détiennent souvent les licences de plusieurs marques, la structure générale est bien établie. Le service marketing est à l’origine du projet. Il étudie les tendances sociétales, et détermine celles qui peuvent entrer en accord avec la marque : « Pour Rochas, la nature était une évidence de par son histoire, et incarnée dans l’Eau de Rochas ; nous avons voulu la mettre en avant en travaillant notamment sur l’impact environnemental avec Girl. À partir de là, nous créons les briefs olfactif, design, merchandising », explique Victoria Rongier, directrice marketing pour Rochas, qui appartient au groupe Interparfums. Lorsque la marque est indépendante, la structuration tend à plus de souplesse. Ainsi, chez Molinard, c’est Audrey Berthouin, chargée du marketing, qui se consacre à la rédaction : « L’entreprise à taille humaine me permet d’avoir une grande proximité avec la directrice générale Célia Lerouge-Bénard, qui donne les orientations créatives, et avec qui j’échange constamment au sujet de ses inspirations, de ses envies. Diplômée de l’Isipca, j’ai eu l’occasion d’acquérir des compétences olfactives, mais également narratives dans l’univers de la parfumerie. » Mais les marques n’ont le plus souvent pas de rédacteur interne, ou préfèrent travailler avec une plume plus adaptée au projet spécifique : « Nous pouvons faire appel à des rédacteurs internes ou externes, cela dépend du lancement », explique Sophie Vergès, directrice du service de presse chez Chanel. Spécificité de la maison historique, le dossier de presse « n’est pas orchestré par le marketing ; il est pensé, structuré et produit par le département du service de presse. Et, puisque nous avons un parfumeur à demeure, la personne qui rédige le texte le rencontre pour discuter avec lui de la création ».
Lorsqu’une entreprise n’a pas de service de presse intégré, elle peut faire appel à une agence de communication extérieure, qui possède un portefeuille de contacts fourni et propose une prestation globale : « Nous rencontrons l’équipe marketing et, souvent, les fondateurs de la marque, pour comprendre quels sont leurs objectifs, leurs valeurs, et proposer une stratégie de communication adaptée », témoigne Julie Doyen, attachée de presse chez Douzal[1]Edit : Julie Doyen ne fait désormais plus partie de l’agence Douzal, une agence spécialisée dans tous les secteurs de l’art de vivre. Là encore, la rédaction est souvent externalisée : « En interne, nous écrivons plutôt les communiqués de lancements de produits dérivés, de collaborations. Pour un lancement majeur, nous préférons faire appel à un journaliste, si le dossier de presse n’est pas d’ores et déjà rédigé en interne par la marque. »

La liberté de plume

Le choix d’un journaliste « beauté », formé et expérimenté à l’écriture dans ce domaine, s’explique aisément : « C’est un exercice qui prend beaucoup de temps, et convoque à la fois les domaines de l’imaginaire, du plaisir, et la maîtrise d’un vocabulaire olfactif et sensoriel, auxquels seuls quelques journalistes spécialisés parfum sont habitués », confirme Cédric Chamoulaud, fondateur de l’agence Your Story RP. Les attachés de presse doivent donc connaître les différentes plumes, afin de pouvoir sélectionner celle qui correspond le mieux au projet, à la marque, et au public visé : « Nous choisissons le rédacteur évidemment pour sa qualité d’écriture, mais également pour sa sensibilité à l’esthétique de la marque, ainsi que pour son affinité avec le parfumeur maison, Olivier Polge », précise Sophie Vergès.
Cependant, sa liberté d’écriture reste plutôt formelle, puisque l’idée est conceptualisée en amont : « On ne nous demande pas comment on pourrait parler du parfum. Mais on peut affiner le message, mieux cibler les éléments à mettre en avant ; on est parfois la première personne extérieure à laquelle est présenté le projet : on sert de regard objectif », explique une journaliste qui souhaite conserver l’anonymat. Le service marketing fournit en effet les éléments de communication par le biais d’un book, et d’échanges réguliers : « On demande au rédacteur de mettre en avant la genèse du projet, l’idée initiale, la description olfactive, le design, les mots clés, et les éléments plus techniques. Nous produisons des concepts. C’est au rédacteur d’en proposer un récit plus narratif », confirme Victoria Rongier. La description de l’odeur doit être calquée sur la pyramide olfactive fournie par le book –parfois contre l’avis du parfumeur : « Il arrive que l’on réalise, en dialoguant avec lui, qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec le marketing », ajoute notre rédactrice anonyme. L’écriture reste donc tributaire des décisions prises en amont, qui se focalisent sur l’identité de la marque et sur les désirs des consommateurs plutôt que sur l’intention du parfumeur en tant que telle – hormis dans certaines maisons, où les idées sont issues d’une inspiration particulière : ainsi chez Chanel, où la création intégrée implique que le parfum soit pensé comme « un message d’Olivier Polge » avant tout, résume Sophie Vergès ; ou encore chez Molinard, où il résulte d’une « inspiration insufflée par les coups de cœur de Célia, autour d’une matière ou d’un voyage », selon Audrey Berthouin. Mais lorsque ce sont les attentes des consommateurs qui sont à la base du projet, les discours finissent par se ressembler et se confondre. À la « séduction » et à la « sensualité » d’hier, on préférera désormais mettre en avant une vision plus hédoniste, écoresponsable et inclusive. Une tendance générale de baisse des budgets a également limité la taille du dossier de presse, impliquant une réinvention du style. Il n’est plus l’apanage de spécialistes : « À une époque, les sommes dévolues aux dossiers de presse étaient bien plus conséquentes. Ce n’est pas forcément un mal, car à présent on les comprend mieux », réagit l’attaché de presse d’une agence travaillant pour des marques grand public, qui a souhaité conserver l’anonymat. En effet, de grandes envolées lyriques pouvaient rendre le discours plus abscons pour les non-spécialistes.

Le choix de l’indépendance

L’absence de liberté semble encore plus prégnante lorsque les rédacteurs travaillent en agence. La nécessité de conserver les clients impose de se plier à leurs exigences, comme l’explique Cédric Chamoulaud, qui a aujourd’hui fondé sa propre entreprise : « J’ai une vraie liberté vis-à-vis de mes clients, que je n’avais pas en agence, notamment dans le cas de grands groupes : il m’était quasiment impossible de jouer la carte de la transparence, car le bon vouloir du client passait avant tout. Hors de question de froisser une marque au risque de la perdre. Désormais, mon rôle de conseil consiste aussi à mettre les marques face à la réalité d’un marché, et à trouver ensemble les meilleures solutions pour répondre à leurs attentes, tout en jouant avec les règles qu’imposent les relations presse. » Travailler pour de plus petites marques permet de gagner en écoute et en proximité avec leurs dirigeants, évitant la perte d’informations que peut induire le relais entre le service marketing, les relations presse et le rédacteur. Dès lors, il est plus facile et pertinent que la personne qui gère la communication s’occupe également du dossier de presse : « Je tiens à le rédiger car c’est la meilleure façon de m’approprier le produit : pour vendre intelligemment un parfum, il faut en connaître l’histoire, les notes et la moindre subtilité olfactive », continue Cédric Chamoulaud. De plus, ces marques ne sont pas toujours en mesure de s’offrir la rédaction d’un dossier de presse en externe, dont le budget peut facilement dépasser 3 000 euros ; celui-ci devient plus accessible lorsqu’il est inclus dans la prestation de l’attaché de presse. Ce qui permet aussi d’aboutir à un résultat moins générique : « Un de mes clients souhaitait faire appel à une journaliste qui écrit pour plusieurs marques, afin de bénéficier de son professionnalisme. Mais il en est revenu : le texte était trop impersonnel, il ne s’y retrouvait pas », se rappelle Nathalie Garnier, fondatrice de l’agence Whatever She Wants.

La lutte pour la reconnaissance

Mais l’histoire du dossier de presse ne se limite pas à sa seule rédaction : une fois terminé, il lui faudra trouver une place dans les publications de la presse écrite et web. Or, toujours selon notre source anonyme, « les journalistes sont bien mieux payés pour un dossier de presse que pour une pige, ce qui crée une forme de reconnaissance implicite envers les marques ». Les journalistes auront ainsi plus de facilité à parler de celles pour lesquelles ils ont écrit par ailleurs, ce d’autant plus qu’ils les connaissent bien. Dès lors, une forme de secret entoure la signature de la rédaction, comme l’explique Nathalie Garnier : « De nombreux journalistes ne peuvent ou ne veulent pas dire pour qui ils écrivent. La marque ne souhaite pas être rattachée à un seul magazine, comme le journaliste ne souhaite pas être rattaché à une marque – pour ne pas faire de la concurrence aux autres. » Les marques indépendantes, qui ont souvent moins de budget pour travailler leur communication, ont une position plus précaire : « Les médias sont en partie financés par les annonceurs, qui paient pour avoir une visibilité. La difficulté à trouver une place dans les publications, pour les petites marques, s’est encore amplifiée avec la crise sanitaire », regrette Julie Doyen. Au-delà d’une page de publicité, les annonceurs tendent également à s’imposer dans les articles, sous la forme de ce que l’on appelle dans le métier le brand content, discours non explicitement publicitaire qui met en avant la marque, et gagne ainsi la confiance des consommateurs. Or, selon notre interlocuteur anonyme, « le travail du journaliste s’apparente de plus en plus à un exercice de communication : lorsqu’il a un sujet, on lui fournit la liste des annonceurs, et il doit les placer dans son article ». Sans grande surprise, le petit indépendant trouvera difficilement une place aux yeux du public – méritant d’autant plus son qualificatif de « confidentiel ».

L’attaché de presse dans l’arène

Le lancement est proche : la marque a produit son parfum et finalisé son dossier de presse ; l’attaché de presse entre alors en scène afin de construire une relation pérenne avec les journalistes. Pour cela, il doit notamment s’occuper de l’envoi du produit : « C’est une différence radicale entre la beauté et la mode : dans la couture, il n’y a pas beaucoup de pièces disponibles, donc on fonctionne essentiellement à partir d’un lookbook – ce qui n’est pas possible pour les cosmétiques. Cela représente un budget important, notamment pour la parfumerie indépendante, qui doit le financer en fonds propres », souligne Cédric Chamoulaud. Pour chaque lancement, la marque doit donc prévoir un stock de parfums pour les journalistes, mais également le coût de l’envoi, et celui d’un événement. Ce dernier, souvent proposé sur plusieurs créneaux afin de pouvoir toucher un maximum de professionnels, peut aller de la simple conférence de presse aux petits-déjeuners, goûters ou soirées cocktail, jusqu’aux voyages de presse, incluant le logement, la restauration et le déplacement des journalistes. À l’évidence, toutes les marques ne sont pas sur un pied d’égalité. Sur ce point, la crise sanitaire pourrait avoir réduit le déséquilibre : « Aujourd’hui, nous faisons surtout des conférences digitales avec envoi de produits en amont », confirme Julie Doyen. Mais l’envoi est souvent complexifié – les journalistes n’étant plus toujours au bureau –, et la plupart des marques ont décidé de reporter leurs lancements, préférant privilégier les déclinaisons.

La digitalisation de l’expérience

La crise sanitaire a également amplifié et pérennisé un phénomène déjà bien présent dans le milieu de la communication, celui de l’émergence des réseaux sociaux. Dans une agence comme Douzal, qui compte une dizaine de personnes, deux sont spécialisées dans le digital. Julie Doyen précise : « Il sera probablement nécessaire d’employer plus de monde pour cela dans les années à venir, notamment avec l’émergence de réseaux sociaux comme TikTok – même s’ils concernent surtout des publics plus jeunes, qui ne constituent pas le cœur de notre cible. » Les marques, conscientes de ce nouvel impératif, doivent souvent faire évoluer leur communication, remaniant les dossiers de presse eux-mêmes : « On accorde moins d’importance au texte, c’est l’image qui prime. On pense plus à créer un bel événement, qui soit instagrammable », résume notre attaché de presse anonyme. Parce qu’ils se prêtent plus facilement à la médiatisation par l’image, devenue reine, les murs de fleurs tendent à remplacer les simples mots. Il faudra également prendre en compte les formats plus vivants : « On proposera des activités ludiques, ou plus pédagogiques, permettant d’intéresser et d’éduquer les personnes qui n’ont pas toujours une culture olfactive très poussée. » Une exigence complexe, dont l’enjeu est parfois faussement fructueux, car pour avoir un réel impact, il conviendra de solliciter des profils influents, ce qui exige un certain budget : « Beaucoup de clients en sont revenus : on obtient difficilement un post avec un déjeuner presse ; pour avoir une publication, il faut payer… » nuance Cédric Chamoulaud. Il faut donc que les marques apprennent à miser sur la qualité plutôt que sur la quantité des influenceurs, en ciblant surtout les vrais passionnés. Une organisation à différentes vitesses se cristallise finalement dans ces dossiers de presse, qui portent la trace des évolutions de la communication. Celle-ci, préférant désormais les images aux mots, entérine le peu d’intérêt porté à la culture olfactive en délaissant l’explicitation des perceptions. Mais un nouvel élan pourrait être imprimé par la nécessité de sortir son épingle du jeu : proposer des contenus à valeur éducative permettrait non seulement aux marques de se faire connaître, mais aussi de changer les discours sur le parfum diffusés aux journalistes, et donc aux potentiels consommateurs.

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #12 – Design & Parfum

Visuel principal : Paul Albert Baudoüin, L’Imprimerie, vers 1900

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Edit : Julie Doyen ne fait désormais plus partie de l’agence Douzal

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