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Productrice dans les arts visuels et le cinéma, ancienne codirectrice du Silver Lake Film Festival, Saskia Wilson Brown est profondément engagée dans les pratiques d’ouvertures transmédiatiques. En 2012, elle a fondé à Los Angeles l’Institute for Art and Olfaction, une organisation artistique à but non lucratif consacrée à l’expérimentation et à l’éducation en parfumerie. En 2013, elle a aussi créé les Art and Olfaction Awards, un prix décerné aux parfumeurs indépendants, artisanaux et expérimentaux, qui s’est tenu à Los Angeles, Berlin, Londres et Amsterdam. Nous l’avons interrogée sur son travail et les questions de diversité, d’égalité et d’inclusivité pour notre article l’article « All inclusive », la parfumerie face aux inégalités paru dans le onzième numéro de Nez, et donnons ici à lire l’intégralité de notre échange.
Comment avez-vous imaginé l’idée de l’Institute for Art and Olfaction ?
Pendant longtemps, j’ai travaillé pour l’industrie du cinéma. J’étais passionnée par les parfums et j’ai remarqué que la culture du parfum était étonnamment inaccessible par rapport à la culture cinématographique. Pourtant les gens ont le droit d’en apprendre plus sur le sujet ! J’étais également préoccupée par les questions de représentation. La façon dont le parfum est présenté aux États-Unis est très francocentrée, alors que chaque pays a son histoire du parfum, et que cette histoire est rarement représentée dans la publicité et les magasins. De plus, la France ne se résume pas à des dames chics buvant du café ! Pourquoi l’héritage européen est-il tant valorisé dans la parfumerie ? Il fallait formuler cette question pour aller plus loin que le récit culturel eurocentré, je me suis donc ouverte à d’autres récits. Comme je ne suis pas une grande amoureuse du capitalisme en général, j’ai cherché d’autres approches pour travailler l’odeur que la parfumerie commerciale, comme l’art olfactif. Notre monde ne s’arrête pas à l’achat de parfums ; en tant que produit, le parfum est formidable bien sûr, mais pourquoi s’en tenir à une seule approche parmi tant d’autres ?
Vous avez parlé de représentation, cela m’amène à évoquer les préoccupations pour l’inclusivité et la diversité qui gagnent ces derniers temps de l’attention dans le monde entier. Le mouvement semble avoir commencé aux États-Unis, comment l’avez-vous vécu ?
Les États-Unis sont actuellement aux prises avec leurs propres schémas racistes. Nous sommes souvent décrits comme une nation d’immigrants, ce que nous sommes de fait suite au massacre des Amérindiens. Nous sommes une ancienne colonie de l’Angleterre, nous avons connu l’esclavage, et maintenant nous avons une identité nationale difficile. L’administration Trump a agité les questions d’identité nationale, et les meurtres de Noirs par la police ont créé un sentiment de rage et de frustration qui s’est répandu partout, y compris dans l’industrie du parfum.
La culture américaine de la contestation s’exporte, mais les États-Unis ne sont pas l’alpha et l’oméga de notre univers. Partout les gens remarquent qu’il y a de la place pour le changement dans le monde, de différentes manières. Cela arrivera si ceux qui ont l’esprit ouvert, les étudiants par exemple, mènent la charge et se lèvent.
Nous parlons beaucoup de diversité et d’inclusivité, mais comment définir ces idées à la lumière des événements contemporains ?
C’est délicat. Mon père est cubain ; aux États-Unis, je suis considérée en partie comme une personne de couleur, mais j’ai été élevée comme une fille blanche en France. La diversité et l’inclusivité, dans le meilleur des cas, consistent à s’assurer que les voix qui n’ont pas été entendues au même degré que les autres le soient. Mais qui décide de qui sont ces voix non entendues ? C’est là que la question se complique. Si on observe le conseil d’administration d’une entreprise composé d’hommes blancs et qu’on pense « voilà des hommes blancs réunis en bande », on ne connaît pas pour autant leurs antécédents, ces personnes peuvent être diverses dans leurs croyances, leur classe sociale d’origine… C’est complexe. Notre approche est la suivante : lorsque nous avons l’opportunité de donner un porte-voix à une personne qui dit ou représente quelque chose qui n’a pas été adéquatement représenté, nous le donnons – mais pas à l’exclusion de quelqu’un d’autre. Nous ne dirons jamais « fini les parfumeurs français », ils sont les bienvenus ! Les parfumeurs du Texas aussi, et nous essayons de présenter tous les récits comme valables et égaux. Si nous commençons à cocher des cases et à nous demander si nous avons assez de « parfumeurs latinos » ou de « parfumeurs amérindiens », par exemple, nous finirions par devenir fous. De plus, ce serait rendre un mauvais service à tout le monde, et potentiellement prendre le risque d’aliéner des individus à cause de leur couleur ou de leur sexualité. Soyons donc plus raisonnables, faisons de la place à tout le monde, présentons-les de manière égale et espérons que ce message contribuera à un certain changement. C’est vraiment difficile et délicat, nous ne voulons pas être condescendants.
Dans votre travail, avez-vous rencontré des parfumeurs ou des apprentis qui avaient du mal à entrer dans le secteur à cause de discriminations ?
C’est en réalité exactement ceux que je rencontre, ces gens qui ne sont pas entrés dans l’industrie. Pourquoi n’ont-ils pas réussi ? C’est toujours difficile à dire. Le secteur de la parfumerie est très sélectif, il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Moi non plus, je n’ai pas réussi à entrer dans ce secteur, non pas parce que je suis une personne de couleur, mais parce que je n’ai pas le profil requis, je n’ai pas fait les bonnes études au préalable. C’est pourquoi le point de vue de l’institut sur cette question peut se résumer ainsi : « arrêtez d’essayer de vous intégrer à une industrie qui vous ferme ses portes, il y a plein d’autres moyens de travailler dans le parfum, vous n’avez pas besoin d’essayer d’intégrer des entreprises qui ne veulent pas de vous. Créez votre propre entreprise, créez un espace parallèle, c’est plus facile ! » Nous n’essayons pas de changer l’industrie, elle fait ce qu’elle a à faire et elle le fait très bien. Ce n’est pas notre problème, mais elle ne représente pas ce que nous défendons. Nous essayons de donner du pouvoir à ceux qui veulent créer leurs propres structures. Pourquoi des personnes voudraient-elles faire partie d’un club qui ne veut pas d’eux ? Je ne dis évidemment pas ça pour décourager les travailleurs du secteur, j’ai beaucoup d’amis dans les grandes entreprises, ils font un travail formidable.
Pensez-vous que nous ayons besoin d’une sorte de « Salon des Refusés » de la culture olfactive ?
Nous sommes le Salon des Refusés ! Pour chaque artiste de l’Académie, il en faut un dans un Salon des Refusés, pour chaque festival de Cannes, il faut un festival de films indépendants comme Sundance. C’est ce qui fait avancer la culture au final, pas seulement les blockbusters.
Imaginons le mouvement impressionniste : ce qui le définit, ce ne sont pas les marques de peinture que les artistes utilisent ou leurs mécènes, c’est le travail. C’est la même chose dans notre institut, nous nous concentrons sur l’ouverture de la culture plutôt que sur les molécules olfactives captives mises sur le marché par telle ou telle entreprise.
Voyez-vous cette culture évoluer ?
Le problème de la culture olfactive est que l’histoire a été écrite par les entreprises. Il y a beaucoup de belles histoires, mais nous n’avons pas d’archives indépendantes de ce qui s’est passé. Et si vous ne savez pas ce que les gens ont réellement fait, vous êtes condamnés à vous répéter encore et encore, c’est pourquoi l’histoire est si importante. Ce n’est que ces dernières années que j’ai remarqué une réelle progression, aujourd’hui les parfumeurs ne proposent plus tout à fait les mêmes idées olfactives. Du fait de ma position, bien sûr, je reçois des propositions tout le temps, et j’ai tendance à entendre les mêmes idées répétées encore et encore. Mais on sent que la créativité des parfumeurs se transforme, et on obtient un nouvel aperçu de la véritable culture olfactive, notamment grâce à Nez et à d’autres initiatives !
Les grands récits de l’industrie, en revanche, n’ont pas beaucoup changé. Dans le contexte actuel, certaines inégalités sont malheureusement ancrées. Le capitalisme est une source d’injustice sociale, et l’industrie de la parfumerie est capitaliste. Mais même dans cette situation, certaines choses sont possibles, et le développement des créateurs indépendants en est un signe. Il y a beaucoup d’artistes qui travaillent avec l’odeur en tant que concept, en dehors du parfum.
Pensez-vous que les problèmes humains qui entourent l’approvisionnement en matières premières (comme la vanille de Madagascar ou l’ylang-ylang des Comores), notamment les inégalités entre les firmes occidentales et les agriculteurs des pays en voie de développement, peuvent être atténués dans la configuration que vous décrivez ?
Ce n’est pas à notre échelle que nous pouvons résoudre les problèmes du capitalisme, mais on peut déjà formuler une réponse naïve : ce problème n’en est un que si vous pensez que vous avez absolument besoin de ces matières premières pour travailler avec les parfums. Si vous devez acheter des matières qui sont produites par des travailleurs exploités, c’est effectivement un problème, mais si l’on regarde l’histoire des parfums, on a longtemps travaillé avec des matériaux locaux traités de manière simple. Le résultat n’est peut-être pas conforme aux normes de l’IFRA, mais cela reste une façon valable de travailler avec les parfums. Ceux des réserves aztèques ou navajos ne sont pas moins « réels » que ceux produits par l’industrie d’aujourd’hui, ils méritent la même attention. Il existe donc une alternative qui consiste à revenir aux méthodes traditionnelles. Le défi est que cela va à l’encontre des tendances de la concurrence. Tout en disant cela, je reste enthousiasmée par les nouvelles molécules et les nouvelles technologies ! Idéalement, les gens doivent comprendre les différentes façons qui existent de travailler avec les parfums et choisir celle qui leur convient. Il y a plein d’options, ce qui est plutôt encourageant, car c’est la diversité qui permet une culture vivante.
Avez-vous d’autres idées qui pourraient contribuer à produire une meilleure culture olfactive ?
L’industrie évolue lentement parce qu’elle emploie beaucoup de monde, mais les indépendants changent les choses très rapidement. Ce que l’on peut faire, c’est encourager ces personnes, leur dire qu’elles ont le droit de travailler avec des parfums et de s’exprimer. Nous devons également nous rappeler que le monde est vaste et qu’il y a de la place pour tous. Ce monde ne doit pas être exclusif, il peut être inclusif et tout aussi extraordinaire !
- Le site de l’Institute for Art and Olfaction : www.artandolfaction.com
- Suivre l’Institute for Art and Olfaction sur Instagram : @artandolfaction
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« All Inclusive » : la parfumerie face aux inégalités – Sommaire
- Introduction, par Clément Paradis
- Shabnam Tavakol : « Il y a un problème de diversité, d’équité et d’inclusivité dans la parfumerie »
- Shyamala Maisondieu : « Il fallait que je fasse entendre ma propre voix »
- Chantal Artignan : « Notre école ne doit pas être réservée à une élite sociale »
- Alessandra Tucci : « Si l’industrie du parfum veut voir plus de diversité dans ses équipes, cela ne peut passer que par l’éducation »
- Saskia Wilson Brown : « C’est la diversité qui permet une culture vivante »
- Mieke Van de Capelle : « Nous devons aider les étudiants qui veulent faire carrière dans notre filière »
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